Génèse du narcissisme moral et construction identitaire d’après la lecture d’André Green

Aïcha Ben Milad, psychologue clinicienne, psychothérapeute. Mai 2015

L’adolescence est représentée par une crise narcissique et identificatoire, vécue sous forme d’angoises intenses liées à l’intégrité du Soi. De fait, la problématique identitaire de l’adolescent est à la fois simple et terriblement complexe : Il s’agit d’être différent dans un cadre unique, celui de sa famille.

Cette construction identitaire implique donc « un domptage du pulsionnel » et un travail de liaison entre les éléments du passé et du présent afin que demeure le sentiment de continuité d’exister. Cependant, penser comme Freud, que l’adolescence ne fait que rejouer le conflit oedipien, pour amener le sujet à trouver l’objet génital, me parait ne traiter qu’un aspect du problème.

C’est pourquoi, il est, à mon avis, tout aussi important de traiter la question identitaire à l’adolescence, et plus précisément, la question du narcissisme. Pour ce faire, Je m’appuyerai essentiellement sur les conceptions d’André Green sur le narcissisme (qui le conçoit, à l’instar de Freud, dans l’opposition à l’objet).

La question du narcissisme est prévalente à l’adolescence. S’il est souvent structurant, positif et indispensable à l’épanouissement du sujet, il peut être parfois négatif et déstructurant, compromettant sévèrement l’équilibre psychique. L’adolescent peut se trouver atteint dans son potentiel : la conquête du possible, l’objet et le monde, l’amour et la création, risquent alors de lui échapper.

Ainsi, pour aborder cette dialectique de l’identité et de l’identification, il nous faudrait invoquer le mouvement dialectique du vécu et du connu, suivant la reviviscence de la problématique de séparation-individuation. C’est pourquoi, je propose de nous pencher quelque peu sur la question de l’identification, point central dans la résolution oedipienne et axe majeur de la construction identitaire.

Passons sur les notions d’assimilation et d’incorporation (dans la relation orale) propre à l’identification primaire (quand le sujet se vit encore comme ne faisant qu’Un avec l’objet), et attardons nous davantage sur l’identification secondaire, telle qu’elle est définie par André Green :
Il s’agirait pour l’auteur de Narcissisme de vie, Narcissisme de mort de déplacer l’organisation structurale de l’appareil psychique du côté de l’objet: passer de l’intersubjectif à l’intrapsychique et non l’inverse, pour renforcer l’articulation dedans-dehors et parer aux aléas de ce qui échappe à l’organisation interne.

Ø De ce fait, l’identification y apparaît comme la seule condition suceptible d’amener au renoncement de l’objet, prise comme contrepoint du désir du sujet.

En somme, on comprend qu’après les échecs répétés de la rivalité oedipienne et des désirs de séparer les parents pour interrompre leur jouissance mutuelle, l’identification devient la seule solution pour sortir des liens d’attachements oedipiens : il s’agit « d’être, faute d’avoir ». l’identification atteint un statut de mode de détachement, puisque la différence entre « l’avoir » et « l’être » ne peut apparaître que dans la perte de « l’avoir ». C’est alors seulement que « l’être-comme » apparaît comme ce qui a survécu à la perte d’avoir pour « un espérer avoir », c’est à dire, la quête d’un objet déplacé et élu comme substitut.

La théorie est simple, mais comme souvent, la réalité est plus complexe et en clinique, nous n’avons que trop d’occasions de constater les entraves au processus identificatoires qui se mettent parfois en place laissant l’adolescent dans l’impasse.

Aspects du narcissisme moral en clinique :

Au demeurant, l’adolescence étant la période des boulversements pubertaires, est aussi la période de l’opposition (plus ou moins conflictuelle avec les parents). L’enfant, devenu adolescent, ne parvient pas toujours à acquérir le statut de sujet au près de ses parents. Au lieu de le lui délivrer, ceux ci, le font parfois, conserver comme objet de leur bon plaisir et le maintiennent, par leur angoisse, dans une dépendance qui le retarde et le pervertit en l’empêchant de vivre ses expériences personnelles. Pour l’adolescent, l’identification devient aliénante, alors même que’ elle est la seule issue possible pour sortir du piège oedipien.

– Le désaveu :
Il n’est donc pas rare de constater, dans certaines configurations psychiques, ce qu’André Green appelle « un désaveu », qui conduit le sujet à un détachement libidinal et à une identification à l’idéal du Moi (comme une sorte de revanche narcissique).

Le terme de « désaveu » ou ce qui pourrait être traduit par « déni », correspond au souhait d’ignorer une information d’origine perceptive (relative à la différence des sexes et liée par ce fait au complexe de castration). Mais il ne faut surtout pas y voir une perte de la réalité car le sujet, comme l’explique Freud, dans son article « la perte de la réalité dans la psychose et la névrose », transforme la réalité, grâce à un monde fantasmatique, qui répond aux exigences du Ça (ses nouvelles formations de désir).

– Du désaveu à l’idéalisation :
Comme nous le savons, la structure psychique doit prendre en compte la place de l’objet, extérieur à la psyché et en même temps présent en elle (double statut : composante pulsionnelle et représentation). Mais, l’objet est source de gratifications et de frustrations et surtout d’incertitude (dans la mesure où la configuration interne de son inscription dans la psyché peut entrainer une confusion avec la perception externe). Le danger est donc toujours présent, celui d’être captif des illusions qui poussent le sujet à prendre la représentation pour la perception (et il faut là rappeler que le travail de la représentation s’effectue en l’absence de l’objet, là où manquent les qualités sensorielles). C’est ce que l’on appelle le travail d’idéalisation.
Cette idéalisation, reprise sous la plume de Green, dans «le travail du négatif», est considérée comme mode de satisfaction pulsionnel négativé et devient le mode de satisfaction quand la pulsion n’est pas assouvie. On assiste alors non seulement au déni de cette absence de satisfaction mais au contraire à une sorte de contentement, comme si la pusion avait été entièrement comblée sur un mode idéal, plus satisfaisante encore que si elle avait été réelle, parce qu’elle délivre de la dépendance de l’objet. Il n y a donc plus de risque que l’objet déçoive, suscitant par la, un état d’angoisse et de frustration.

– De l’idéalisation au narcissisme :
Aux défenses dirigées contre la pousée des pulsions, des opérations seront donc entreprises pour changer l’objet, grâce à l’Idéalisation. C’est alors que l’idéalisation se dégage de ses objets (idéalisés) et se constitue en instance capable d’avoir une main mise sur le Moi.

L’adolescent se positionne comme unique, différent, ayant sa propre valeur, cependant qu’il ne sait pas encore « à quel homme, à quelle femme il a envie de ressembler ? » Parfois la seule issue possible qui s’offre à lui, est celle d’être la réplique de ses parents, mais attention, cette réplique ne correspond pas au fait de s’identifier à eux. L’adolescent qui ne parvient pas à se détacher de ses parents reste comme figé dans la fatalité de la réplique alors qu’il tente consciemment de s’en éloigner. Plus il se sent ressembler à ses parents, plus il crie sa différence. Il se sent coincé dans un modèle qui lui déplait et finit par renoncer à sa génitalité. Si être adulte, c’est être comme eux, alors même qu’il ne sait pas comment être autrement, cela n’en vaut pas la peine.

– Le Narcissisme moral : principales caractéristiques
Dans le cas du narcissisme moral, l’adolescent peut tenter de trouver d’autres solutions au conflit, comme celui d’appauvrir de plus en plus ses relations objectales, accédant ainsi à un triomphe libérateur. « Par l’investissement libidinal du Moi, le Moi se donne la possibilité de trouver en lui-même un objet d’amour, constitué sur le modèle de l’objet, suceptible grâce aux ressources de l’auto-érotisme, d’obtenir la satisfaction pulsionnelle recherchée. Cette satisfaction étant obtenue par la voie d’une identification imaginaire ».

Ø La dynamique sousjacente au nacissisme moral est donc caractérisée par un refus des pulsions objectales, associées à un refus du réel, quand l’adolescent se trouve dans l’incapacité d’échapper à un modèle parental rigide et peu satisfaisant.

Il faut cependant savoir que cette narcissisation sera d’autant plus forte que l’objet investi aura déçu. Il s’agit là de déception plus que de frustration. Cette déception entraine d’autant plus la dépression que les deux objets (interne et externe, maternels et paternels) auront été DESULLUSIONNANTS très tôt, non fiables et trompeurs, devenus trop précocement rééls. Entre temps, la quête du désir du Ça en mal d’objets pour le satisfaire, et donc générateur de tensions libidinales, peut rompre la fragile constitution du Moi, c’est pourquoi, il faut opérer un renoncement pulsionnel.

Dans Moise et le monothéisme, Freud donne des précisions sur l’exigence pulsionnel qui s’oppose à l’exigence de la civilisation, visant au renoncement pulsionnel. Il apporte les précisions suivantes : « Quand le Moi donne au Surmoi le sacrifice d’un renoncement pulsionnel, il s’attend à être récompensé en recevant de lui plus d’amour. La conscience de mériter cet amour est ressentie comme de l’orgueil. »

Mais cet aménagement reste fragile et face au danger qui guette le Moi, se mettent en place des mécanismes de défense spécifiques :

La fonction de l’idéal et Sublimation :

La fonction de l’idéal est au Surmoi, ce que les pulsions sont au Ça et ce que les perceptions sont au Moi. Ce qui entraine pour le narcissique moral un refoulement des satisfaction du Ça et malgré tout, la nécessité de se représenter le monde tel qu’il est. Ceci a pour conséquence la mise en place de la fonction de l’Idéal (autrement dit fonction de l’illusion), comme revanche du désir sur le réel ; d’où les sphères du fantasme, de l’art et de la religion.

Néanmoins, les liens entre Surmoi et Idéal du Moi s’inscrivent dans une tension permanente que vit le narcissique moral. L’Idéal du Moi cherche constament à berner le Surmoi qui le prend en flagrant délit de mégalomanie et finit par le punir sévèrement de sa tromperie. Lorsque la voie vers la pseudo-sublimation l’emporte, il est rare que celle ci procure du plaisir car de moindre plaisir au yeux du Ça que la satisfaction sexuelle, mais de plus haut prix aux yeux du Surmoi ( l’orgueil devient un but plus élevé que la satisfaction). Ces voies sublimatoires seront payées au prix fort par le sujet entrainant parfois des processus d’inhibition, voire un arrêt de la sublimation par culpabilité secondaire (la honte étant première chez le narcissique). L’essentiel de cette destinée du Moi est la constitution d’un faux-self, qui s’approprie les conduites idéalisantes.

L’ascétisme :

Selon André Green, le projet du narcissique moral est de s’appuyer sur la morale pour s’affranchir de l’objet pour donner au Ça et au Moi le moyen de se faire aimer d’un Surmoi exigeant et tyranique. Cependant, tous ces efforts sont voués à l’échec, car d’une part, on ne trompe pas le Surmoi à si bon compte, et d’autre part, les exigences du Ça ne cessent de se faire entendre.

En définitive, le narcissisme moral, apparaissant dans ses aspects les plus caractéristiques, obéit à un refus des pulsions objectales associé à un refus du réel (des traumatismes cumulatifs sans cesse niés), refus de voir le monde tel qu’il est, « où les appétits humains se livrent un combat sans fin » et enfin un refus des investissements d’objets par le Moi.

Laplanche J., Pontalis, J-B. Vocabulaire de Psychanalyse. Paris : PUF. 1967.
Green, A. Narcissisme de vie, Narcissisme de mort. Editions de minuit. Paris. 1983.
Green, A. Le travail du négatif. Editions de minuit. Paris. 1993.
Gutton, P. Adolescence. Paris :PUF. 1996.
Freud, S. Moise et la religion monothéiste. Gaillmard. Paris. 1948).
Marty, F., Chagnon, J-Y. Identité et Identification à l’adolescence. EMC (Elsevier SAS, Paris), Psychiatrie/Pédopsychiatrie, 37-213-A-30, 2006.