« Psychanalyse et anthropologie »
Un texte de Olivier Douville
A rebours d’une tentation assez forte en Europe et en France, qui réduit la psychanalyse à une simple clinique de l’individu, ou même l’assigne à ne plus figurer que comme un complément humaniste de la psychiatrie, il convient de redire à quel point le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, a su prendre appui sur la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie religieuse et l’anthropologie du lointain pour affirmer une concordance forte entre le psychisme singulier et les phénomènes collectifs. Formaliser la question de ce qui fait colle libidinale dans un collectif humain s’accompagne toujours, pour le fondateur de la psychanalyse, d’une réflexion poussée sur les correspondances entre la clinique collective du malaise et la clinique singulière des formations de l’inconscient et donc du symptôme. Ultérieurement pour Lacan, ce sera la renonciation à la jouissance de l’homme en tant que structuré par le discours qui vaudra pour cause du malaise dans la civilisation. Et le symptôme, inhérent à l’être parlant, rend alors compte du rapport du sujet à la jouissance.
Les solutions inconscientes données par tel ou tel état de la société à l’expression de la vie pulsionnelle furent donc très tôt pour la psychanalyse un thème de réflexion important et ce même avant que Freud ne reconstitue, avec Totem et Tabou, une généalogie de la culture en chacun et en chaque état de la culture. Dès 1908, année du premier congrès international de psychanalyse à Salzbourg, et reprenant à nouveaux frais les thèses contenues dans les trois Essais sur la vie sexuelle, Freud s’interroge sur les rapports entre la satisfaction sexuelle et la norme culturelle. La notion de répression éclaire le destin social de la pulsion et se distingue du refoulement, moteur de la névrose singulière. Toutefois la répression vit au cœur du travail de la culture, propre à chacun de sorte que chacun est aussi un symptôme de sa culture. Freud, s’adressant aux réformateurs du social, aux médecins et aux enseignants ouvre la voie à une lecture critique, que reprendront radicalement les freudo-marxistes, du coût psychique qu’impose à chacun la répression de la satisfaction pulsionnelle. C’est par la suite, que Freud tentera généalogie du lien entre psyché et socius, généalogie qu’expose Totem et Tabou et que reprend L’Homme Moïse, là où il s’agissait de discuter des fondements de ce qu’est un peuple qui se choisit un législateur.
Nul ne trouvera chez Freud de plaidoyer pour l’utopie révolutionnaire. Il constate que des systèmes politiques sont plus ou moins toxiques et répressifs, il n’épargne ni le totalitarisme européen naissant, ni la révolution bolchévique, ni encore l’ « american way of life », mais cela ne le porte pas à esquisser les contours d’une Cythère ou d’un paradis perdu et récupéré où à chacun se retrouverait en accord doucereux ou conquérant avec sa jouissance. Ainsi, il a pu être reproché à Freud son pessimisme par ces tenants d’un hédonisme au sein du mouvement psychanalytique et qui furent également de sympathiques ténors de la gauche freudienne ; oui, Freud n’a jamais été partisan d’une utopie et il a eu la force et le talent de nous dispenser d’adhérer à des utopies basées sur la croyance d’un monde où le sexuel ne ferait plus jamais problème à l’être parlant. De telles utopies, je pourrai dire que leur plus grand mérite est d’avoir été réalisée le moins possible.
L’anomie du sexuel : c’est bien là que le politique est interrogé, mais par un biais qui n’appartient qu’à la psychanalyse et qui est, en quelque sorte, son angle d’attaque de la question du lien social.
Depuis Freud, il apparaît très nettement que notre demande, souvent passive et coupable, indolente de trop, faite au politique de nous garantir des jouissances insouciantes, demande qui participe clairement à nos aliénations, est un symptôme. Nous sommes en ce point dominés par la tyrannie du principe de plaisir, que nous réclamons le moins de déplaisir possible, quitte à nous investir dans une quête de biens, et même aux services de biens, biens dont la fonction est de faire barrage au déplaisir. Cette pente hédoniste, tous nous la connaissons, cette pente hédoniste tous nous y tenons, tous nous pensons y avoir droit. Cet idéal de confort identitaire et consumériste est certes à détacher des idéaux de justice et de liberté. Voilà que le coup de génie de Freud, un coup de force tout autant, se révèle à mesure qu’il se construit, durant les 12 ans qui séparent les remarques sur la nervosité moderne liée à « la morale sexuelle civilisée » (1908) de l’Au-delà du principe de plaisir. L’enseignement de ce dernier texte ne nous laisse pas en paix. Les forces d’Eros, voué à composer d’antagoniste façon avec Thanatos, ne se superposent plus avec une domination par le principe de plaisir. L’Eros est une victoire, un franchissement, lié à la perception de la détresse et du trauma inhérent à la condition humaine. C’est en ce point précis qu’Eros se sépare du principe de plaisir tel que Freud, avant 1920 en postulait les coordonnées. En effet, ce que je nomme ici les biens c’est-à-dire ces objets, ces vertus sans problèmes, ses consolations fades qu’apportent les idéologies clivantes et dangereuses, les identités tenues pour le socle et la sangle du sujet, sont précisément recherchés pour faire réduire à si peu la perception que tout sujet peut avoir de ses détresses et de ses traumas, c’est-à-dire de sa condition historique.
Une simple lecture de Freud, mène dès lors à considérer cette maxime trop récitée qui inscrit le métier de gouverner au registre de l’impossible. Il serait d’une facticité redoutable d’en déduire que gouverner est une tâche vaine ou toujours vouée à l’échec. Il ne s’agit évidemment pas pour Freud de soutenir que l’action de gouverner, d’éduquer ou de psychanalyser soit matériellement, concrètement impossible. Ces trois métiers, comme il l’écrivait, se pratiquent chaque jour. Il s’agit d’orienter ces actions et d’en préciser leur axe éthique. Chacune de ces pratiques doit tenir compte d’un impossible qui est pour Freud et depuis Freud l’anomie du sexuel dans quelques liens sociaux que cela soit.
On a alors pu penser qu’il manquait à Freud de lire Marx. Ce dernier, il est vrai a soutenu et ces suiveurs plus ou moins inspirés ou dogmatiques plus encore, que la structure déterminait nos modes de rapport à nous-mêmes et à autrui, qu’elle fixait nos valeurs et que la mise en valeur du capital était en homologie avec des déperditions de la jouissance. Il se peut, au demeurant, fort bien que les psychanalystes, y compris Lacan ait « loupé » une théorisation de la jouissance qui ferait cas de la notion d’exploitation. Il en irait un peu de même en sociologie et en anthropologie politique lorsque s’affadit la notion d’exploitation au profit de ce terme passe-partout et simpliste de « domination ».
Il n’empêche, nous pourrions orienter notre lecture de Marx, de Freud et de Lacan, là où la structure qui réside dans la sphère économique, surdétermine nos désirs, nos fantasmes et nos modes de jouir. C’est d’une certaine façon la thèse de Lacan qui montrait qu’une perversion du quadripode des discours, perversion nommée « Discours du capitaliste », remaniait à ce point les groupes sociaux, soudait les artifices du langage aux produits, aux objets supposés être des poches de jouissance, en passant le moins possible par le langage. Si la convergence entre Lacan et Marx proviendrait d’une mise en homologie de la notion marxiste de plus-value (notion différente de celle de profit) et de celle d’objet a, alors nous serions fondés à penser que l’économie subjective et l’économie politique ont la même structure.
Une première homologie s’écrirait alors entre la plus-value marxiste, fruit d’un surtravail non payé, et le plus de jouir lacanien, qui provient de ce qui échappe au travail du symbolique.
Toujours selon Lacan, l’économie subjective fait face à la perte de jouissance par une double opération : le désir de savoir, afin de rendre compte de ce manque ; et l’appel à la jouissance, qui provoque l’inlassable animation de la pulsion. Or les appareillages de la jouissance, moins ils s’étayent sur le langage plus ils se font les serviteurs zélés de la passion de la méconnaissance. Cette double opération est instable, fragile et l’appel à de petites jouissances, à des petits biens, peut faire taire ce qu’à de potentiellement subversif le désir de savoir. C’est alors que plus de jouir, s’apparente au plus à la notion d’un surmoi qui englue le sujet dans l’imaginaire. Et c’est bien le problème actuel que nous entendons dans nos cures et dans nos lieux de soin. Celui des dégâts subjectifs des grands marchés des identités.
Il serait annoncé qu’il n’y a plus d’impossible et que tous nous pouvons et même sommes tenus de nous compléter par des petites jouissances. Discours imbécile de l’uniformité ou du métissage généralisée, cette erreur idéologique de nos pauvres ethnopsychiatres parisiens, alors que cet impératif d’uniformisation des modes de consommation et de jouissance, impératif épinglé par Lacan dans l’écriture du mathème du Discours du Capitaliste ne peut que produire, comme l’annonçait de façon surprenant et prophétique Lacan lui-même, la montée des ségrégations, des cultes identitaires et des postures victimaires.
Poussons cette logique proposée par Lacan jusqu’à ses conséquences les plus rudes. Le pouvoir dissociatif du capitalisme rencontre des résistances qui, paradoxalement, le renforcent. Le lien social connaît de nos jours une tendance forte à la prolifération de groupes identitaires ou « communautaires » qui, veulent se construire à partir d’une homogénéisation des modes de jouissances et d’une stigmatisation des modes autres de jouir de l’existence. De telles masses se composent le plus souvent sans passer par une identification à un trait d’idéal mais plus sur la dénonciation du scandale, de l’impureté, de l’aspect dérangeant des autres jouissances. Le capitalisme et le scientisme peuvent avoir comme visée une uniformisation et comme effet une segmentation des rapports sociaux, de plus, la résistance à l’uniformité qu’ils entrainent -mais selon une mécanique qui les renforce la logique des globalisations- crée de moins en moins des groupes humains qui problématisent les grands dispositifs à fabriquer de la différence : l’histoire, l’amour et le sexuel. Les liens sociaux sont plus faits d’appariement autour d’un trait identitaire, l’individu étant sommé d’être fier de ce qu’il est bien plus que ce qu’il peut entreprendre.
Un tel regard, aride, que des psychanalystes d’obédience lacanienne peuvent porter sur nos modernités obscures ne peut pour autant permettre la moindre nostalgie réactionnaire. Les vieux thèmes du déclin du symbolique ouvrent à de copieuses doléances. Il n’en est pas une qui ne soit stérile. La responsabilité du psychanalyste et bien de redonner vigueur à un discours sur ces dispositifs : l’histoire, l’amour et le sexuel. L’événement de la psychanalyse est d’ouvrir la culture à une façon autre de parler de l’amour, de la poésie et du désir d’émancipation.
Cette responsabilité ne peut plus faire l’impasse sur la thèse de Lacan posant l’inexistence d’un métalange, il n’est pas de Grand Autre sur lequel se décharger de son malêtre. Il n’est pas du ressort des psychanalystes de servir telle ou telle nostalgie politique ou religieuse.
Lacan, et Freud plus encore vivaient dans des moments où la notion même de l’Etat était prévalente. En cela que l’Etat était le lieu du pouvoir. Aujourd’hui nous vivons dans une ère néo-libérale où le capital est à distance de L’Etat. Paradoxalement ce dernier peut défendre quelques libertés devant les rouleurs compresseurs qu’exercent sur nos vies et nos intimités les logiques de globalisation économiques prévalentes. La question politique à l’ordre du jour est double, elle est celle de savoir si les noces contrariées mais tout de même encore assez liées entre capitalisme et démocratie vont tenir le coup, et si les nouvelles formes de contestation du nivellement néo-capitalisme ne vont pas déboucher sur des radicalisations identitaires et intégristes totalement meurtrières.
Il s’agit de situer la chance actuelle de la psychanalyse qui aujourd’hui ne peut miser sa survie que par une renaissance. Soit elle s’accommode, non sans cynisme de l’état des discours et propose que l’aire du sujet se définisse au mieux par un petit bricolage de ses modes de jouir et de ses petites inventions, soit elle retrouve son tranchant subversif, en se privant du commentaire moral du monde en lequel trop se complaisent, mais pour inventer des formes de gouvernance et de transmission, des institutions analytiques elles-mêmes qui, au plus proche d’un tranchant démocratique réinventent un lien social entre des psychanalystes. Sans cet effort pour vivre encore dans une démocratie non assoupie ne pourra se réaliser l’interrogation de la philosophie politique par la clinique psychanalytique.
L’enjeu crucial que pose une lecture psychanalytique du politique n’est plus de proposer une nouvelle écriture du malaise dans la culture, mais de compléter cette écriture par une définition d’une forme particulière d’aliénation, celle qui obère pour chacun à la saisie de ce malaise. La psychanalyse creuse encore un accès au fait que quelque chose en chacun de nous peut se mettre en danger, que la parole peut s’éteindre, se réduire à du bavardage, à de la communication, à du bruit.
Olivier Douville (Psychanalyste, Paris, Membre de l’AFPEC)
Leave a Reply