Événement de corps et avènement de sens

Aicha Ben Miled, psychologue clinicienne, psychanalyste.

« Événement de corps et avènement de sens »

« Bassiano est un jeune vénitien. Il est amoureux de Portia, une riche et belle héritière de Belmont. Criblé de dettes et ayant dilapidé sa fortune il demande à son ami Antonio de lui prêter de l’argent. Mais celui-ci est un marchand dont toute la richesse est sur la mer, il ne peut donc disposer sur le champ de liquidités. Bassiano, sur les conseils de son ami qui se portera garant, emprunte alors au juif Shylock la somme de trois mille ducats pour trois mois. Antonio qui refuse de verser un intérêt pour ce prêt accepte la proposition de Shylock de lui donner un livre de sa propre chair (prélevée tout près du cœur) en cas de non-remboursement à la date et au lieu prévus. Mais Bassiano apprend que tous les bateaux d’Antonio ont fait naufrage et que celui-ci n’a pu rembourser à temps son créancier qui réclame son dû, une livre de chair de son débiteur. Un avocat nommé «Balthazar» arrive alors, qui est en fait Portia déguisée. Portia essaie de convaincre Shylock de montrer de la miséricorde, mais il refuse, alors elle tente une autre tactique : elle lui démontre que si le contrat stipule une livre de chair, cela ne prend pas de dispositions pour le sang. Si Shylock peut obtenir la livre de chair sans renverser le sang d’Antonio, il peut l’avoir. Ce qui est bien sûr impossible. »

Certains l’auront reconnu, il s’agit bien sûr de la célèbre pièce de théâtre de William Shakespeare « le Marchand de Venise » (1598). Elle est reprise par Lacan qui l’utilise comme métaphore pour expliquer la Loi de la dette et du don, comme une manière de dire que c’est toujours de notre chair que nous devons payer. Une manière de dire aussi que nous sommes toujours touchés dans son corps ; que c’est avec notre corps qu’on accuse le coup.

« L’étonnant c’est le corps… »

Spinoza

« Le corps, ça devrait vous épater plus »

J. Lacan

Ainsi, nous sommes affectés dans notre corps par ce qui nous arrive, ce que l’on entend, la manière dont on parle de nous, l’image que l’on reflète, etc. Le corps est le lieu que nous habitons. Un lieu qui peut nous paraître étrange ou familier. Et bien que le savoir scientifique nous donne une idée de ce que c’est qu’un corps, on ne le connaît jamais assez. On peut le voir, on peut le sentir mais à un moment ou à un autre il nous surprendra par sa force ou sa fragilité. On dira alors : « mon corps m’a trahi », « l’image que mon corps reflète dans le miroir ne me correspond pas », « je ne comprends pas »…

 

Nous sommes tous concerné par la question du corps, aussi, quand nous recevons des patients, nous devons entendre ce qui se joue à ce niveau là, rester attentif au discours des patients mais aussi rester attentif à nos propres mouvements, aux mouvements de notre propre corps. En tant qu’analystes, nous sommes à l’écoute du discours inconscient sur le corps, mais aussi attentifs pour repérer le discours social et le moment où il s’agit de consulter un médecin. Tout cela m’amène à me poser des questions : A quel moment le corps fait-il signe ? Et de quel signe s’agit-il ? Quel est l’apport de la psychanalyse ? La psychanalyse peut-elle guérir les maux du corps ?

 

Dans sa conception de l’appareil psychique, Freud définit l’inconscient comme constitué de traces mnésiques. Il explique que la tension psychique s’accentue quand la quantité d’information que reçoit le psychisme augmente, par exemple quand le sujet est « dépassé » ou « submergé » par ce qui lui arrive. De ce fait, il y a besoin urgent de traiter cette information supplémentaire. Et comme l’organisme tend vers le principe de plaisir, il va essayer de se rapprocher de son équilibre et solliciter un plus grand nombre de traces mnésiques (ce que Lacan appelle signifiants), afin de lier les informations (de les classer en quelque sorte). C’est cette liaison qui permet d’apaiser la tension et de réduire tout excès pour rétablir l’homéostasie du corps.

 

À travers cette explication que donne Freud du mode de fonctionnement psychique, on peut voir comment tout travail d’élaboration psychique, de mise en parole et de liaison, vise à réduire la tension des mouvements pulsionnels vécus dans le corps. Toujours dans la continuité de Freud, c’est par le biais du désir et du langage que Lacan va élaborer sa théorie de la psychosomatique. Ainsi, pour Lacan, le désir est gouverné par les lois du langage. Il participe non seulement à faire émerger le sujet mais la pulsion devient « l’écho du signifiant dans le corps ». À partir de là, on peut facilement faire l’hypothèse que le désir, à travers le langage, peut aussi bien être responsable des lésions corporelles, même s’il est difficile d’établir directement une causalité.

 

Pour illustrer ceci, j’ai trouvé particulièrement intéressante la manière dont Lacan reprend l’expérience de Pavlov pour expliquer comment une lésion peut être produite par le biais du désir de l’Autre quand les besoins fondamentaux du sujet sont dérangés.

 

Petit rappel de l’expérience de Pavlov (sur le réflexe conditionné) que vous devez certainement bien connaître :

Pavlov fait entendre à un chien la sonnerie d’une trompette en même temps qu’il lui donne à manger. Il répète à plusieurs reprises ce scénario, jusqu’à ce que l’animal soit suffisamment conditionné. A partir de là, on lui fait entendre le bruit de la trompette, sans pour autant lui donner à manger. On observe alors une hyper-salivation (ou sécrétion gastrique) chez l’animal, qui est aussi signe d’une jouissance vécue dans son corps en tant que son appétit est attisé.

 

Ça, c’est ce que vous devez tous savoir de cette expérience, mais ce que vous ne savez peut être pas, c’est que le chien a finit par développer un ulcère. Grâce à cette expérience, Pavlov met en évidence le réflexe conditionné. Lacan, quant à lui, en proposera une autre lecture. Pour lui, l’expérimentateur est animé par un désir de savoir, le désir de l’Autre. Et c’est le désir de l’Autre, qui, par « induction signifiante » va produire une lésion du corps en perturbant un de ses besoins fondamentaux. Il faut aussi remarquer que le choix de l’animal domestique n’est pas aléatoire parce qu’il est sensible à la parole. Lacan fait donc remarquer que ce n’est pas en réaction à la sonnerie (le réflexe mécanique) que la lésion se produit, mais bien parce que l’animal ne comprend pas ce qu’on lui demande.

 

En clinique, nous observons les mêmes mécanismes. On peut donc facilement avancer que le désir insistant et répétitif de l’Autre peut induire une lésion corporelle. Cela est d’autant plus vrai quand un besoin fondamental du corps est dérangé, et que le sujet ne peut se défendre. En d’autres termes, le sujet ne comprend pas ce qu’on lui demande et « la métaphore subjective » est mise en échec.

Il est bien évidemment difficile d’établir une distinction nette entre les deux, mais je me demande néanmoins quelle peut-être la différence entre symptôme névrotique et lésion somatique ?

Voici un début de réponse : Alors que le symptôme névrotique a un sens, ou pour dire les choses autrement, contient un message (concernant le désir et la jouissance du sujet) ; la lésion somatique, quant à elle, est située en-deçà de la subjectivité et se produit sur un corps dont l’homéostasie est perturbée. Elle n’a pas de sens, même si elle comporte une souffrance (ou pour le dire autrement, une jouissance). Une fois le mécanisme enclenché, il se répète en poussée périodique et successives, comme « des pulsations » qui ne sont pas une répétition signifiante, comme les crises d’asthme par exemple.

 

Ainsi, on comprend que dans la lésion somatique, la métaphore subjective est mise en échec et la fonction représentative du signifiant, mise en défaut. Le sujet ne comprend pas ce qui lui arrive. Sans doute aussi que l’étiologie de ces troubles remonte à des périodes pré-verbales de la vie du sujet. D’ailleurs, la fin de la cure a inévitablement des conséquences sur le corps dans le sens où quelque chose fait retour qui concerne le corps et qui tient à un impossible à dire. Le corps acquiert alors un poids et une dimension particuliers au cours de l’analyse. Lacan parle de « pétrification » ou de « gélification de la chaine signifiante » : c’est à dire que le signifiant ne joue plus son rôle de support dans la dialectique du désir et devient pur signe. Un signe qui n’entre pas dans le système du sujet et devient une énigme. Du fait d’être non reconnu, d’être en trop, il peut engendrer une lésion en perturbant de façon durable une fonction du corps.

Maintenant que nous avons avons parlé de la lésion somatique, qu’en est-il du symptôme névrotique?

Dans « Biologie lacanienne et événement de corps », J-A. Miller explique que dans l’événement de corps, il est question du corps impacté par le discours de l’Autre et c’est ce qui prend la valeur d’un traumatisme. Il promeut la définition du « symptôme » comme « événement de corps » puisque le symptôme vise à une satisfaction (trouver une solution, un compromis). Cette définition du symptôme comme événement de corps où il est question de la jouissance qui vient du corps, fait suite à une précédente, celle du premier Lacan, où le symptôme est pris comme métaphore, c’est à dire qu’il détient un sens.

 

On comprend donc que le symptôme est quelque chose qui engage le corps et qui résulte  de l’impact du langage. Il est « l’investissement libidinal de l’articulation signifiante dans le corps ». Pour mieux articuler la question du symptôme, Lacan commence par emprunter la notion de « reconnaissance » à Hegel. Et c’est cette reconnaissance qui permet une satisfaction symbolique de type sémantique par le biais du grand Autre (qui détient le code et qui valide les productions du sujet), c’est dire, celui qui peut donner du sens au discours du sujet en devenir. Mais cette reconnaissance n’est pas suffisante, et c’est pour cette raison qu’il abandonne la première idée du symptôme comme métaphore. C’est pourquoi, Lacan introduit la notion de fantasme dans la compréhension du symptôme. C’est le fantasme qui donne la raison du symptôme puisque c’est le fantasme qui permet de cerner ce que comporte de signification la satisfaction : ou si vous voulez, « quelle est la signification de cette satisfaction ? » Car, et il n’est pas inutile de le rappeler, le fantasme est la signification fondamentale sous-jacente à toute signification possible pour le sujet.

 

En définitive, on peut se demander si un événement de corps est corrélé à la production d’une signification ou bien à une satisfaction ? Pour répondre à cette question, disons que la progression de l’enseignement de Lacan va dans le sens de faire équivaloir signification et satisfaction (c’est le nouveau sens qu’il donne au Witz (trait d’esprit) où la jouissance est décomposée entre « joui » et « sens » : « jouissance » traduisant la réunion entre signification et satisfaction.

Conclusion 

Dans toutes situations cliniques, on entend quelque chose qui touche au corps, c’est à dire qu’il se passe quelque chose au niveau du corps. Et des exemples, nous en avons beaucoup. Je finirai donc sur cette question : De quoi souffre le corps ? Le corps souffre de la vérité (de sa vérité) justement parce qu’il est habité par le langage, parce qu’il est en partie langage. Et c’est cette vérité tant et tant recherchée qui vient compliquer la relation du corps avec le monde et avec le réel. Et c’est en partie, ce que la psychanalyse peut apporter au sujet.

Bibliographie :

  1. Freud, « Esquisse d’une théorie scientifique de l’appareil psychique » (1885), dansLa naissance de la psychanalyse, Paris, PUF
  2. Alexander,La médecine psychosomatique, Paris, Payot, 1952
  3. Lacan, « Le symptôme », Conférence à Genève, 1975, dansLe bloc-notes de la psychanalyse, no 5, Genève, ATARS, 1975

Lacan, J. « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 565-570.

J-A. Miller “Biologie lacanienne et événement de corps”, La Cause freudienne, n°44, février.

  1. Shakespeare « Le Marchand de Venise », traduction par François Pierre Guillaume Guizot, Broché, 2001.
  2. Vallas. Psychosomatique: Un fétiche pour les ignorants. Blog, article mis à jour le 28 mai 2010.