Le ressort de la transformation obtenue par la psychanalyse : un exercice spirituel ?
Si la psychanalyse n’est pas une conversion à un ordre institué religieux ou politique, il est clair qu’il est tout à fait insuffisant de qualifier ce qu’elle produit comme un simple gain de connaissance. Si celui -ci n’est pas exclu, il ne constitue pas l’essentiel de ce qu’on peut attendre d’une psychanalyse. Peut-être s’agit-il d’une autre forme de conversion, non pas au sens de l’aliénation à un ordre extérieur, mais au sens d’un changement qui concerne l’être lui-même. S’il y a acquisition d’un savoir, il n’est pas de l’ordre du connaissable scientifique, mais il touche l’indicible, l’informulable et ne peut s’acquérir qu’à travers une expérience qui affecte et transforme en profondeur. En ce sens, il est également insuffisant de considérer la psychanalyse comme un exercice psychologique, une adaptation du comportement ou une modification de « l’appareil psychique ». Certaines psychothérapies modernes se donnent pour objectifs de modifier l’appareil psychique et cognitif, grâce à des techniques de conditionnement et d’apprentissage qui vont modifier des connexions erronées, inverser des prédicats délétères et contrer des fausses croyances. La psychanalyse ne s’exerce pas dans ce registre.
Pour suivre Jean Allouch dans un ouvrage qu’il a écrit en réponse à la question de Michel Foucault : « La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? »[17], si la psychanalyse n’est pas une science, ni un art, ni une religion, ni de la magie, ni un délire (comme Lacan l’avait proposé à un moment), alors qu’est-elle ?[18] Il estime que la psychanalyse a tout intérêt à reconnaître sa généalogie, telle que Foucault l’a cartographiée, et à accepter d’être l’une des techniques du souci de soi. Il va jusqu’à proposer que la psychanalyse pourrait être au mieux décrite comme un exercice spirituel en reprenant la définition de la spiritualité proposée par Foucault. Faisant allusion à Descartes et à son « connais-toi toi-même », c’est-à-dire le biais par lequel le sujet pouvait accéder à la vérité sans plus désormais avoir à se transformer lui-même, en se faisant l’objet de connaissance, Foucault déclarait : « Eh bien, si on appelle cela la « philosophie », je crois qu’on pourrait appeler « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. »[19]. Allouch tente de démontrer dans son ouvrage que Lacan en promouvant les termes de sujet et de vérité, comme concepts majeurs de la psychanalyse a déplacé celle-ci du registre psychologique, auquel Freud tentait de l’arrimer, vers celui de la spiritualité. Plus loin il cite Foucault : « Lacan a été, me semble-t-il, le seul depuis Freud à vouloir recentrer la question de la psychanalyse sur cette question précisément des rapports entre sujet et vérité en des termes qui étaient ceux du savoir analytique lui-même, il a essayé de poser la question qui est historiquement, proprement spirituelle : la question du prix que le sujet a à payer pour dire le vrai, et la question de l’effet sur le sujet du fait qu’il a dit, qu’il peut dire qu’il a dit le vrai sur lui-même. (…) »[20]. Cette définition précise et restreinte de la spiritualité permet d’en revendiquer l’exercice en dehors de toute connotation religieuse ou mystique, et de se dégager de ce qu’il appelle avec Foucault la « fonction psy », c’est-à-dire la psychologisation et la médicalisation de la psychanalyse. Allouch :« Il y a aucune raison sérieuse de laisser la thérapie spirituelle aux mains des psys de tout poil, ni aucune raison de laisser la spiritualité aux chrétiens ou aux spiritualistes, voire aux spirites. »[21].
Les utopies contemporaines répondent-elles à un manque de spiritualité ? Qu’est-ce qu’un monde sans esprit ?
La place de la psychanalyse
Le rôle de la psychanalyste dans ce contexte d’un nouveau malaise mondial dans la culture peut paraître modeste. Ce n’est évidemment pas des psychanalystes qu’on attendra l’invention de nouveaux récits mobilisateurs et émancipateurs ni de nouvelles formes de gouvernance plus justes et équitables dans les pays du nord comme dans ceux du sud.
Pourtant, si elle ne veut pas disparaître, emportée par le rouleau compresseur de l’efficacité à court terme néo-libérale, ou par celui des religiosités sectaires émergentes, un profond travail de remise en question est nécessaire. Elle doit assumer sa position ectopique vis-à-vis de la science et de la raison occidentale en général. Elle doit à ce titre inventer de nouvelles manières d’accueillir les altérités considérées comme irrationnelles sans pour autant abandonner son attache à l’effort de connaissance. Quitte à se faire exclure de certaines institutions établies, elle doit assumer son écart vis-à-vis de la psychiatrie et de la psychologie scientifique et refuser d’en être l’auxiliaire ou la caution.
Elle doit choisir son camp entre le soutien aux idéologies réactionnaires traditionnelles, le discrédit des idéaux révolutionnaires, et sa nécessaire transformation théorique et pratique sous l’effet de la rencontre avec de nouvelles formes culturelles et sociales en matière de pouvoir et de sexualités.
Peut-être pourra-t-elle ainsi continuer à représenter dans le monde contemporain la possibilité d’une parole « pleine », d’une parole qui engage et transforme en libérant l’être de ses aliénations fondamentales.
Notre expérience clinique nous montre chaque jour combien cette offre de parole répond à une attente de la part de ceux qui viennent nous voir, quelle que soit leur demande initiale. L’écoute décalée du psychanalyste, qui consiste à ne pas répondre à la demande immédiate, produit régulièrement un travail psychique libérateur, qui explique pourquoi les patients reviennent nous voir. Cependant, cette offre de parole reste conditionnée par des facteurs sociaux et politiques dont rien ne garantit la pérennité. La psychanalyse pourrait bien disparaître du paysage, comme c’est déjà le cas dans certains pays.
L’appel à la transcendance et l’éthique
Dans un récent ouvrage Jean Birnbaum[27] a bien montré combien la société française (et notamment l’opinion de gauche) était encore incapable de prendre la croyance au sérieux et continuait à prendre la religion comme un simple symptôme social, une illusion qui appartient au passé. Dans ces conditions en effet, en France tout au moins, interpréter le malaise contemporain dans les termes d’un appel à la spiritualité ou à la transcendance ne passe pas.
La mode est plutôt à réclamer plus d’humanité, d’où le succès de l’humanitaire, notamment chez les jeunes. Le mot de déshumanisation est venu recouvrir l’ensemble des situations du malaise contemporain, depuis les dégradations des conditions et des relations au travail en entreprise, jusqu’aux conséquences délétères de l’inflation que rien ne semble pouvoir arrêter des procédures administratives de contrôle et d’évaluation de tous les aspects de la vie.
Or on peut se demander si la réponse réside bien dans un « plus d’humain ». Ce qui est reproché à l’occident n’est-ce pas justement d’avoir posé l’homme comme le démiurge capable de dominer et de transformer le monde dans son ensemble, au prix d’une séparation mortifère avec le reste du vivant, et d’avoir entretenu l’illusion que la machine pouvait supplanter toutes les régulations naturelles ?
Les revers actuels comme la pandémie du covid-19 viennent démontrer la suffisance et la validité de cette ambition. Non seulement, comme la psychanalyse le montre, l’homme ne devient véritablement humain qu’à accepter et assumer sa castration : il doit reconnaître qu’il ne se suffit pas à lui-même mais dépend d’un autre pour ce qui est de son désir le plus fondamental. Les contestations actuelles de la marchandisation effrénée et violente du monde industriel indiquent qu’il faut généraliser ce résultat : ce n’est pas seulement vis-à-vis de l’autre homme, son semblable, que l’être humain a à accepter d’être débiteur, c’est vis-à-vis du monde qui l’entoure ou plutôt au sein duquel il est une partie et une partie seulement. Autrement dit, pour reprendre le vocabulaire de la psychanalyse après Lacan, l’être humain ne peut pas s’exonérer de sa dépendance à l’Autre, quel que soit le mode de croyance ou d’incroyance qu’il affiche. L’Autre ici représentant une dimension à la limite entre le symbolique et le réel au sens lacanien.
Peut-être s’agit-il d’une autre dimension de la spiritualité que de vivre en acceptant l’idée qu’il existe une dimension qui le dépasse, qui est destinée à irrémédiablement échapper aussi bien à l’entendement qu’au pouvoir de l’homme, et que c’est ce défaut lui-même qui est le meilleur garant de son humanité ?
Libre à chacun de placer l’instance qu’il voudra dans cette dimension de l’Au-delà de l’homme et de la nommer comme il lui plaira.
Cette démarche suppose en tout cas d’en finir avec le grand partage qui sépare radicalement les hommes des animaux et des choses – la « nature » – et la raison de la croyance.
Ce sont les deux dimensions et extensions modernes de la raison qu’il convient de confronter : D’une part les délires technologiques de domination du monde et de fabrication d’un post-humain augmenté par la machine ; d’autre part, comme nous l’avons exposé plus haut, la prétention hégémonique de la raison contre les autres régimes de vérité.
Cela suppose en particulier de soutenir les efforts faits pour retrouver la créativité et la richesse des échanges entre religion et raison, tels qu’ils ont existé dans l’histoire, avant que la sécularisation radicale ou l’extrémisme religieux viennent rendre ces échanges impossibles[28].
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