Parole et régimes de vérité : l’évolution vers la parole et la raison universelles
La parole mythique et le statut de la vérité dans le mythe
Paul Veyne dans son ouvrage « Les grecs croyaient-ils vraiment à leurs mythes ? »[1] explique que la garantie de la vérité dans la Grèce ancienne résidait dans la tradition et nulle part ailleurs. C’est un récit qui fait autorité. Nul ne pense à en interroger les sources ni à contester la parole d’autrui qui le transmet. Avant la naissance de l’histoire comme discipline, le mythe consiste à répéter ce que disent les dieux et les héros. Le mythe ne posait pas la question du vrai et du faux car il ne se heurtait à l’autorité d’aucune science. Paul Veyne décrit la naissance de l’incrédulité aux cours d’une époque qui s’est étalée entre le Vè siècle avant J.-C. et le IVè siècle après J.-C. Pendant cette période, se mêlaient pacifiquement des croyances contradictoires car, selon l’auteur, il n’y avait pas de combat « pour le triomphe des Lumières ». Il en résultait qu’on ne dévalorisait pas la croyance de l’autre et qu’on supportait également bien que l’autre doutât de sa propre croyance. Chacun intériorisait cette coexistence, avec des hésitations, des contradictions, des demi-croyances et la possibilité de jouer sur plusieurs tableaux. Ce n’est que très progressivement que la naissance du genre historique, avec ses techniques d’enquête et de vérification des sources, a modifié le régime de vérité dominant dans le sens d’un mode de savoir critique.
Dans la Grèce archaïque, la vérité c’est donc avant tout la tradition orale. Ce qui la garantit, c’est la position instituée d’autorité de ceux qui délivrent le récit. Son contraire n’est pas le faux, mais la parole non autorisée.
Marcel Detienne dans son ouvrage « Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque »[2], a décrit ce rapport antique à la vérité et sa transition vers une logique de non-contradiction. Dans la Grèce archaïque, trois personnages ont le privilège de dispenser la « Vérité » : l’aède (le poète), le devin et le roi de justice. La vérité dont il s’agit ici c’est l’Aléthéia, mot composé du privatif « a » et de Léthé qui est l’oubli, mais aussi le fleuve qui sépare le monde vivant de celui des morts. La vérité c’est donc ce qui lutte contre et s’oppose à l’oubli. C’est aussi le mouvement qui retire de l’oubli ceux dont on ne se souvient pas. Cette vérité-là dans la Grèce archaïque ne se réfère pas à un savoir, elle ne s’argumente pas, elle n’est encore ni rhétorique ni démonstrative[3]. C’est une vérité, dit Jean-Pierre Vernant, assertorique : la parole de vérité est elle-même en tant que puissance efficace, créatrice d’être. Elle engage une instauration ou une restauration de l’ordre. Elle est associée à différentes entités religieuses : la justice, la mémoire, la parole chantée, la lumière et la louange ; elle s’oppose à l’oubli, au silence, à l’obscurité, au blâme.
Michel Serres dans son petit ouvrage Les messages à distance[4], insiste sur cette dimension de louange d’Aléthéia dans la Grèce antique. Une vérité qui se réduit alors à la notoriété. Il s’agissait d’empêcher que les héros tels Achille ou Ulysse soient tirés de l’inévitable oubli où les auraient plongés la mort, c’est-à-dire soient ramenés sur cette rive-ci aussi du Léthé, ce fleuve fameux que les cadavres franchissaient de manière irréversible après leur mort. La vérité c’était donc de faire revenir les morts des ténèbres et de l’amnésie. Les maîtres de vérité n’enseignaient que la gloire, la publicité de la puissance, la puissance de tuer mais de revenir soi-même de l’absence après la mort. L’essence de la vérité consiste en cette apothéose : faire des dieux de ces revenants. Le fondement de la vérité se confondait alors avec le polythéisme puisqu’il s’agissait de transformer certains hommes en dieux et l’histoire se confondait avec le mythe (au sens de la parole magique, de l’enchantement rythmique ou musical des tragédies qui se chargeaient de cette métamorphose).
D’où la deuxième conception, la deuxième garantie de la vérité dans la Grèce archaïque : la vérité se confond avec la réputation, les louanges et ne s’oppose pas au faux mais à l’oubli.
Dans cet univers, le principe de non-contradiction n’existe pas encore. Les deux puissances que sont la vérité et l’oubli, Aléthéia et Léthé, ne sont pas antithétiques mais entretiennent des relations complexes et ambiguës. Il en résulte que les couples qui nous sont familiers vrai/faux, vérité/erreur n’ont encore aucun sens. Le vrai ne s’oppose pas au faux mais à l’oubli. La vérité équivaut à la mise en lumière des qualités des dieux ou des héros. Le maître de vérité parce qu’il détient la puissance ambiguë de la persuasion est aussi un maître en tromperie.
C’est un long processus de laïcisation de la parole qui va progressivement modifier ce régime de vérité archaïque.
Le droit à la parole est d’abord donné au groupe des guerriers, dans l’armée. C’est la réforme hoplitique. C’est le moment où succède à la parole magico- religieuse, douée d’efficace, ancrée dans le réel, des maîtres de vérité, un autre type de parole, de caractère profane, engagée dans le dialogue et l’argumentation contradictoire, visant non plus à s’insérer dans l’être mais à agir sur l’esprit d’autrui. En élargissant le droit à la parole à tous les citoyens soldats, la cité donnera à la parole-dialogue son véritable statut. C’est l’apparition pour Detienne et Vernant d’une parole « laïcisée ».
La référence, la garantie de la vérité devient à cette époque la vérité d’un groupe d‘égaux, obtenue par le dialogue et l’argumentation.
La parole-dialogue acquiert un nouveau statut, mais qui pose de nouveaux problèmes : comment peut-on agir sur autrui, quelques techniques de persuasion peut-on mettre en place ? Et qu’est-ce qui fonde la vérité du langage, maintenant qu’on a donné la parole à chacun ?
Les rhétoriciens et les sophistes déplaceront le problème de la vérité du côté de celui de la persuasion et de l’opinion. Chez les rhéteurs et les sophistes, la parole change de fonction et ne prétend en effet ni dire la vérité dans son acte de parole (cas des maîtres de vérité), ni se donner la vérité comme but (cas des philosophes)[5]. Elle est mise au service du gouvernement d’autrui. Selon ces techniciens du logos, la puissance du discours est immense ; le discours est instrument : par exemple en politique, il permet de persuader, tromper, de flatter, de calmer, etc., bref d’obtenir d’autrui la décision qu’on souhaite. Il n’est pas instrument de connaissance du réel. Il n’a pas à dire la vérité.
Ce sont les philosophes grecs qui vont mettre en place la première version du Logos qui deviendra universel.
La vérité des philosophes : naissance de l’empire du logos
L’influence du christianisme
Archéologie du savoir et exclusion de la folie : Michel Foucault
Lorsque Michel Foucault procède à son archéologie du savoir et étudie le rapport entre les mots les choses[12], il montre avec précision les différents régimes de vérité qui se sont succédés au sein de l’occident chrétien avant l’avènement du rapport entre les mots les choses tel qu’il constitue désormais la structure de la raison scientifique.
Il décrit ainsi une époque préscientifique où la garantie de la vérité c’est la ressemblance et la similitude. Elle passe par l’accumulation infinie de correspondances et d’analogies, analogies de formes par exemple, entre les objets du monde. La vérité consiste à identifier et à chercher la signification des choses dans l’univers comme reflet de la présence et de la créativité de dieu. Il s’agit de déchiffrer le monde. Ainsi la noix soigne les maux de tête en raison de sa forme qui évoque le cerveau et de sa coque qui évoque le crâne autour du cerveau. Une certaine plante est efficace sur les maladies des yeux parce qu’elle porte sur ses graines une signature : des pellicules blanches qui ressemblent à des paupières, etc. Ce mode de vérité analogique n’est pas mort. On le retrouve à l’œuvre sur Internet ou dans le discours de certains religieux qui lisent dans les objets du monde la preuve de l’existence de dieu…
La véritable mutation qui nous fait entrer dans la modernité, c’est l’apparition de la représentation comme pure représentation, c’est le moment où les choses et les mots vont se séparer et le signe acquérir une autonomie par convention dans le langage, sans plus aucune fidélité aux signes naturels. C’est seulement dans ce cadre que la notion de métaphore prend un sens.
Dans son Histoire de la folie à l’âge classique[13], Foucault laisse entrevoir un monde pluriel dans lequel les fous et les gueux ont encore une place, c’est-à-dire sont porteurs aux yeux des autres d’une part de vérité. C’est encore ce qui était le cas il y a peu dans certains univers culturels, notamment dans le monde arabo-musulman, où le fou pouvait encore être l’élu ou le messager involontaire de Dieu. Tout le mouvement d’exclusion des fous qu’il décrit bouleverse cette donne.
Les transformations qui portent sur la nature précise de la frontière entre la raison et la folie, constituent, pour Foucault, l’histoire même de la folie. On passe d’une structuration de l’espace profondément chrétienne caractérisée par la proximité, le voisinage des uns et des autres, dans lequel le fou est le prochain, comme le gueux et le miséreux, à la raideur d’une limite absolue et à la distinction acquise à jamais de deux espaces séparés. Mais si, d’une part, le raisonnable est sauvé par cette partition et règne désormais dans un royaume épuré, le fou, lui, demeure dans l’espace chaotique, au voisinage des pauvres, des malades et des asociaux. Le chaos est donc déplacé, la structure chaotique transportée. L’analyse de Foucault fait voir l’espace de la folie comme l’espace de tous les négatifs possibles, de toutes les épurations.
On peut dire que la structure « d’épuration » de la folie qui vise à la séparer de la raison est analogue à l’opération de purification de la raison dans la modernité scientifique telle que l’envisage Bruno Latour dans sa réflexion sur la fabrication des faits scientifiques, aboutissant au partage raison/croyance[14].
Réintroduire le divers
Vérité et conversion religieuse – La haine du relativisme
« l’un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la « crise du sens » »
[2] DETIENNE Marcel (1967) Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspero.
[3] Ainsi que le pose Jean-Pierre Vernant dans son compte-rendu de l’ouvrage de Détienne : Detienne (Marcel) Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque. In : Archives de sociologie des religions, n°28, 1969. pp. 194-196.
[4] SERRES Michel (1995) Les messages à distance, Les grandes conférences, Eds Fides, Montréal.
[5] Cf. ALLOUCH Jean (1998) Le sexe de la vérité. Érotologie analytique II, E.PE.L, ouvrage dans lequel l’auteur tente une interprétation « phallique » du rapport à la vérité à partir d’une lecture de Détienne…
[6] SERRES Michel (1995) Ibid.
[7] CASSIN Barbara (2004) L’archipel des idées, EMSH, p. 29-30
[8] CASSIN Barbara (1999) Circulation du Logos, in L’irrationnel, menace ou nécessité ? (1999), 10è forum Le Monde, Le Seuil, p. 36
[9] CASSIN Barbara (1999) Circulation du Logos, in L’irrationnel, menace ou nécessité ? (1999), 10è forum Le Monde, Le Seuil, p. 36-37.
[10]HADDAD Gérard (2015) Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme. Éditions Premier Parallèle.
[11] DESCOLA Philippe (2005) Par-delà nature et culture, Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard.
[12] FOUCAULT Michel (1966) Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. NRF, Gallimard.
[13] FOUCAULT Michel (1972) Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Coll. Tel.
[14] LATOUR Bruno (1997) Nous n’avons jamais été modernes. Essais d’anthropologie symétrique, La Découverte.
[15] CASSIN Barbara (1999) Circulation du Logos, in L’irrationnel, menace ou nécessité ? (1999), 10è forum Le Monde, Le Seuil.
[16] CASSIN Barbara (1999), Ibid.
[17] ALLOUCH Jean (2007) La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Réponse à Michel Foucault, E.PE.L.
[18] Ibid., (P. 24)
[19] Ibid., (P. 40)
[20] Ibid., (p 44)
[21] Ibid., (P. 45)
[22] Ibid., (P. 52)
[23] Ibid., p. 96.
[24] Gori Roland (2017), Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes. Editions Les Liens qui Libèrent.
[25] État islamique en Irak et au Levant (EIIL ; الدولة الاسلامية في العراق والشام (ad-dawla al-islāmiyya fi-l-ʿirāq wa-š-šām), littéralement « État islamique en Irak et dans le Cham »), en anglais ISIS (Islamic State of Iraq and Sham), parfois désigné par ses opposants par l’acronyme arabe Daech (en arabe : داعش (Dāʿiš), prononcé [daːʕiʃ ]) ou anglais Daesh.
[26] Radicalisation, violence et (in)sécurité. Ce que disent 800 sahéliens. Études des perceptions des facteurs d’insécurité et d’extrémisme violent dans les régions frontalières du Sahel. Rapport international de recherche, Reda Benkirane, Directeur scientifique, Centre pour le dialogue humanitaire. Publié en 2016 par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). (Disponible ici : https://radical.hypotheses.org/files/2017/06/I_Etude_PNUD-HD_perceptions_Sahel_Resume_exécutif.pdf)
[27] BIRNBAUM Jean (2016) Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil.
[28] Voir par exemple les réflexions d’un Mohammed Hamdouni au Maroc, exemplaires à mon sens de cette recherche et de cette nécessité : https://www.mizane.info/quest-ce-que-la-fitra-introduction-a-une-autre-ontologie-de-lhomme/ et https://www.mizane.info/mohammed-hamdouni-une-lecture-qui-elevera-le-texte-au-sens-du-fondement-peut-nous-servir-de-paradigme-pour-repenser-notre-rapport-au-monde/.
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