J’ai rencontré la question des blessures de soi lors de mon terrain de recherche dans les quartiers d’Etadhamone et du Kram-Ouest[2]. J’ai également rencontré, progressivement, des jeunes issus de quartiers aisés qui se coupaient. Ce qui m’a frappée, au départ, est le fait que les scarifications, même si elles constituent une transgression du culte du corps dans les cultures tunisiennes, répondent toujours à des normes du genre. Toutes les filles qui se coupent dissimulent les traces de leurs blessures là où les jeunes hommes les exhibent dans une surenchère pour incarner l’image du dur, celui qui n’a pas peur d’avoir mal (Sellami, 2015).
Il n’est pas inutile de rappeler que dans la littérature scientifique, se faire saigner revêt des vertus thérapeutiques dans certaines cultures comme chez les Papou en Nouvelle-Guinée où les hommes, pensant que les femmes seraient plus saines grâce à leurs saignements menstruels, s’infligent des hémorragies nasales tous les mois mimant ainsi le cycle de « purification féminine » (Favazza, 1992). D’autres cas de scarifications pratiquées lors de cérémonies d’initiation sont rapportés par M. Mead[3](1966), B. Malinowski(1948), G. Bateson (1936)… Les exemples de blessures ritualisées du corps sont innombrables et se retrouvent également dans les traditions monothéistes comme dans l’Islam Soufi où, lors des transes, des mystiques se lacèrent la peau et se cognent la tête ; ou encore dans l’Islam Chiite lors du rituel annuel de Ashura où des fidèles de Kerbala se tailladent frénétiquement la peau afin de commémorer le meurtre du « martyr Hussayn » (Rizkallah, 1977). Dans tous ces cas de figure, les scarifications font partie intégrante de rites d’initiation.
Chez les jeunes tunisiens, les blessures auto-infligées sont détournées de leur usage traditionnel mais elles répondent néanmoins à une même fonction symbolique : construire une identité de mâle dans une société où on a du mal à trouver sa place. Dans les quartiers défavorisés où j’ai travaillé, les scarifications renvoient à la thématique de la « délinquance », et sont intrinsèquement associées à la violence. D’ailleurs, bien qu’il existe un équivalent au terme « se scarifier » (tchalit) dans le dialecte tunisien, toutes les personnes interrogées emploient celui de nadhrib rouhi (je me frappe). L’emploi de ce terme révèle que l’on se situe d’emblée dans une logique de retour de violence contre soi. La police effectue d’ailleurs des contrôles systématiques auprès des jeunes qui affichent leurs entames corporelles les soupçonnant de mener un trafic de drogues ou une quelconque activité illégale. En Tunisie, les scarifications sont ainsi doublement soumises à la stigmatisation sociale. Car elles sont aussi considérées comme une diffamation envers un corps sacré, appartenant à Dieu et prêté à l’homme. Elles sont aussi stigmatisées par des psychiatres qui les désignent parfois pêle-mêle comme des « auto-mutilations », les enfermant ainsi dans des pathologies. Je conteste l’utilisation de ce terme « abusif » car il met sur le même plan des conduites relevant de la psychose comme les mutilations génitales, l’atteinte au visage…, et les blessures de la peau (celle des bras ou du torse chez des garçons), qui sont souvent réversibles, laissant au pire des traces sur le corps, mais dont l’anthropologique est celle d’une résistance contre la souffrance pour des hommes en devenir manquant de reconnaissance sociale, de modèles positifs de la virilité, et surtout d’amour. Ils tentent alors de se construire une identité de « mauvais garçon » pour se faire respecter par les pairs dans un environnement où on valorise la puissance du viril, l’inflexibilité, et l’argent. Une société phallocentrée où la suprématie de l’homme est sur-représentée dans les pratiques sociales et dans le langage. L’emploi du terme « virilité »/rjoulia dans le dialecte tunisien, aussi bien par les femmes que par les hommes, constitue un exemple pertinent. Provenant du mot rajel/homme, ce terme désigne plusieurs vertus dont la bravoure, la fermeté et la générosité. Il peut aussi signifier la sincérité et le courage. La virilité renvoie alors d’emblée à quelque chose de positif. Chez les garçons interrogés, toutes les promesses et les paris sont explicités au nom de la virilité : berjoulia, kelmet rjel (parole d’homme). Dans les discours, l’engagement au nom de la virilité constitue une déclaration péremptoire ne souffrant aucune contestation. Par ailleurs, j’ai relevé chez les adolescents une référence fréquente, sinon systématique, dans leurs discours à leur organe viril. Le terme zibi (« ma bite ») s’utilise à outrance, particulièrement quand ils sont entre eux, sans présence féminine : « Chez nous, c’est comme une virgule » déclare Khalil (17 ans). La référence fréquente à leur organe sexuel tend à les rassurer dans leurs confrontations viriles. Littéralement, ils s’exposent. Pour la philosophe Nadia Tazi, spécialiste de la virilité dans le monde musulman : « Il n’est de virilité qu’en actes : elle est pure effectuation sans intériorité ni promesse, attestation hic et nunc de la puissance, épreuve, exhaustion qui transporte hors de soi, dans le monde » (2004 :82). Se jeter violemment dans le monde, c’est à cela que sert la blessure auto-infligée. Les jeunes hommes interrogés ont manifesté unanimement une fascination pour la figure de l’homme qui se coupe. La captation est obtenue, moins par le truchement de l’entame elle-même, que par l’épreuve de face-à-face avec la douleur qu’elle suggère. Inflexible, cet homme devient le symbole d’une virilité comprise comme une « force physique et morale » dont l’aura profite à tout son « clan ». L’homme qui s’incise serait une personne avec qui hommes et femmes se sentiraient protégés. Un homme « qu’on n’a pas le droit de déranger » car il est exempté des contraintes qui incombent aux « autres », ceux qui ont peur de se faire mal. Il suscite tout autant le respect que l’appréhension dans son quartier. Mounir, que j’ai rencontré à sa sortie de prison, a commencé à se couper dès l’âge de 13 ans. Il a des scarifications tout au long du corps. Il considère sa peau comme son propre exploit : «On me montre du doigt, voilà celui qui s’est coupé toute la peau de la tête jusqu’aux orteils, voici celui qui n’a peur de rien. » Mounir établit également une hiérarchie entre ceux qui se scarifient en tant qu’ « amateurs », et les « pros ». Les « pros » usent des incisions comme moyen pour faire peur à la police[4]. Certains jeunes hommes portent constamment une lame sous la langue « au cas où ». Mounir, lui, la garde dissimulée dans un coin de la gorge comme les « pros ». Il l’a recrachée fièrement au milieu de l’entretien pour me faire peur (elle faisait 7 ou 8cm). Il me présente son corps non sans vantardise, comme un objet qu’il maîtrise parfaitement. Une matière à sa disposition dont il manipule les moindres recoins, et lui inflige la douleur plutôt que de la subir. « Les veines, je les garde pour la police, quand je me coupe tout seul j’essaie de ne toucher que le muscle. ». Il en fait même un outil de séduction puisque dans sa conception des rapports hommes-femmes, les femmes seraient rassurées de sortir avec un garçon qui se coupe. « N’ayant pas pitié de lui-même, comment en aurait-il pour ceux qui osent s’approcher de sa femme ou de sa sœur ? ». La première fois qu’ils se coupent, ils le font en groupe devant les pairs comme lors d’un rite initiatique. La prise de drogues ou de tranquillisants avant l’acte est souhaitable. Généralement du cannabis, de l’artane ou de l’équanil. Mounir relate sa première fois avec émotion : « Il fallait que je le fasse, un soir, le chef de bande m’a montré trois cicatrices qu’il avait sur l’avant-bras et il m’a dit qu’il fallait que j’apprenne à me couper comme un artiste, alors il m’a donné une lame, m’a montré comment tirer sur la veine pour faire jaillir le sang, je n’ai pas hésité, j’ai pris ma lame et (en montrant sa première cicatrice), regarde ça, on peut dire que j’ai réussi mon coup. C’est rare de réussir son coup comme ça dès la première fois, tu sais, j’en étais très fier. » L’incision auto-infligée devant les pairs est une des premières conditions d’intégration dans la communauté de « ceux qui n’ont pas peur d’avoir mal ». Une fois qu’il a démontré son « inflexibilité » face à la douleur, le jeune en question est en mesure d’opérer une modification de son statut ainsi que de l’image sociale qu’il renvoie aux autres. Un nouveau rôle social se dessine pour lui au regard du groupe car son aptitude à assumer de nouvelles responsabilités en affrontant « sa peur d’avoir mal » n’est plus mise en doute. Le néophyte se voit ainsi octroyer des privilèges comme celui de « prendre » ce qui appartient à autrui, d’avoir sous sa tutelle d’autres adolescents. Il devra, en revanche, faire preuve d’une insensibilité à toute épreuve. Aucune compassion n’est possible. Aucune inflexion face à la douleur des autres ou à sa propre douleur. Au Kram Ouest où les bagarres font partie du quotidien, les problèmes se règlent entre hommes, berjoulia. Selon Foued : « En cas de problèmes, on règle ça entre nous sans faire appel à la police ». Par exemple, une fois, un homme âgé leur aurait volé de l’argent et des téléphones, ils l’ont accosté puis frappé jusqu’à ce qu’il les rende : « La police n’a rien à faire, ça se règle entre nous ». Le commissariat du quartier est d’ailleurs toujours brûlé depuis la révolution. En cas de problèmes, ils doivent se rendre à celui de Birsa. Cependant, les garçons affirment en même temps qu’ils sont en mesure de « contrôler » cette violence et cette insécurité car chacun d’entre eux possèderait les moyens d’y faire face. Foued (16 ans), par exemple, dit : « même s’il y a beaucoup de violence dans le quartier, moi je me sens protégé, toujours en sécurité». Quand je lui demandé pourquoi, il répond qu’il est « mel kbarat » (les gens les plus respectés dans le quartier ». Il dit aussi se « sentir aimé de tout le monde ». Puis, à la fin de l’entretien, il me montre son compte Instagram où il a posté des photos de lui brandissant un couteau d’au moins 20 cm. Des photos qui font peur. Quand, surprise, je lui demande la raison de ces posts, il répond en rigolant qu’il fait ça « comme ça », pour sa « propre mafia ». De même, Mohamed (17 ans) serait sorti une fois le torse nu en plein après-midi avec un gros couteau et s’est fait tailladé le torse pour faire peur à tout le monde. (Le torse est très valorisé comme symbole viril). Il aurait « réussi » car il a vu les gens paniquer et s’enfuir. Son grand frère serait intervenu pour lui enlever le couteau, il a riposté en le frappant violemment. Il ne s’est arrêté que lorsqu’il a vu sa mère pleurer dans la rue. Il dit que la seule limite pour lui c’est sa mère, il ne supporte pas qu’elle ait mal. « Les larmes de la mère sont sacrées, tu sais » (« Mak taaref, dam’aet eloum ghalia »). Un autre garçon s’est scarifié en pensant à sa mère morte qui lui manque. Il culpabilise de l’avoir fait car c’est « illicite » (haram). Pour cacher ses cicatrices, il s’est fait tatouer le prénom de sa mère sur le bras. Recherche de contenance donc. D’ailleurs cette quête de mère protectrice se projette aussi sur toute une nation. Ahmed a 15 ans, il a tenté une immigration clandestine en Italie qui a échoué. Il veut absolument partir avant d’avoir 18 ans parce qu’il pense qu’en tant que mineur, il ne serait pas renvoyé en Tunisie, qu’il serait pris en charge en France ou en Italie, scolarisé gratuitement, qu’on lui apprendrait les langues, et qu’il intégrerait des clubs pour mineurs. En somme, il attend que les Européens fassent pour lui ce que la Tunisie n’a pas su faire. « Ici, t’es condamné à être rien » me dit-il. (« Être rien », c’est quelque chose qui revient dans leurs discours, et leur peau, c’est finalement la seule chose qu’il leur appartient vraiment). Ahmed souffre aussi depuis que son père l’a obligé à arrêter les cours de break dance à la maison de jeunes du Kram car il craint qu’ils ne l’empêchent de bien travailler à l’école. Et aussi, parce que c’est « haram ». Son père l’a violenté plusieurs fois dans le quartier, devant les pairs, la mère pleure mais ne réagit pas car, elle aussi, a peur du père. Se blesser volontairement à cause d’un père violent physiquement ou symboliquement est aussi un leitmotiv chez des jeunes issues de classes sociales aisées. D’ailleurs, les statistiques que nous avons récoltées lors de l’enquête démontrent qu’il n’y a pas de différence significative dans la catégorie des conduites à risque, particulièrement les scarifications et les tentatives de suicide, entre les jeunes du Kram Ouest et ceux de la Marsa, de Carthage et de Sidi Bou Said (à peu près 12%). Je rencontre Sofiene. C’est lui qui a souhaité s’entretenir avec moi quand il a su que je travaillais sur les scarifications. Il habite la Soukra. Son père était un haut fonctionnaire. Il est décrit comme un homme inflexible et « très dur ». Il a découvert cette pratique d’abord, par hasard, et non initié par le groupe de pairs comme dans les quartiers pauvres. Lors d’une fugue, il a été obligé de prendre le métro pour se déplacer. Vers 19H, un jeune homme drogué (mzatel) entre dans le métro et commence à se taillader pour faire peur aux voyageurs. « C’était une révélation pour moi, le spectacle était beau, magnifique » «Qu’est-ce qui est beau ? » lui demande-je. Il me répond en français : « Le sang. C’est la force. Si quelqu’un se fait ça à lui-même, qu’est-ce qu’il ne te ferait pas à toi ? (…) Mes cicatrices me rappelleront tout le temps que je suis un Bad boy, tu vois, je suis un gars, je n’ai pas peur d’avoir mal, je suis tout le temps dehors, c’est le seul moyen de montrer aux autres que tu n’es pas une mauviette, ce n’est pas la cicatrice en elle-même qui compte, c’est le risque. Il faut prendre des risques dans certaines situations ».Depuis, vis-à-vis de son père et de lui-même, il est un « bandit ». La maîtrise de la douleur est au cœur de l’expérience. Questionnés distinctement, lors des entretiens, sur leur rapport à la douleur physique et à la souffrance morale, ils ont répondu avec une lucidité déconcertante sur l’intrication de l’une dans l’autre. La douleur fait écho à la souffrance mais s’oppose à celle-ci du fait qu’elle a l’avantage d’être maîtrisable. La souffrance, elle, ne l’est pas. Seul l’homme ayant décidé de faire corps avec la « déviance » en épousant la figure du bad-boy décide où et comment avoir mal. Sahbi (17 ans) a recours à l’incision les soirs où il entend son beau-père agresser sa mère. Les coups qu’il s’inflige représentent pour lui une riposte à ceux qu’il pourrait asséner au persécuteur de sa mère. Un homme dont il a peur et qu’il perçoit comme étant plus fort que lui. Dans ces cas de figure, les jeunes hommes préfèrent être les artisans de leur propre douleur afin de se dérober, le temps de l’entame, au sentiment d’impuissance face à d’autres hommes ou face à des évènements dévastateurs. Les autres se coupent pour se punir d’être dépendants à des substances. Hichem se coupe seul parce qu’il est en colère contre lui-même. Ses amis du Kram l’ont initié pour qu’il fume, ils lui ont donné du cannabis gratuitement puis quand il est devenu accro, ils lui ont dit de se débrouiller seul. Cette dépendance lui coûte 15D par jour. Il dit être obligé de voler pour acheter ce dont il a besoin. Il casse les vitres des voitures pour voler des portables. Une fois, il a participé au braquage d’une maison avec ses amis et ils ont gagné 1500D chacun. Ils ont fêté cela en achetant de l’alcool de « luxe », de l’ecstasy et de la cocaïne. Il s’est fait aussi tatouer les bras avec cet argent pour renforcer son image d’homme à craindre même si c’est haram et que « Dieu va le punir pour cela », alors il s’est fait tatouer aussi une étoile car elle représente les cinq piliers de l’islam. Il ressent aussi du dépit car il ne peut pas acheter de la cocaïne, il ne peut acheter que du cannabis. « La cocaïne, c’est exceptionnel, c’est la drogue des riches, des gens de la marsa et de Sidi Bou. Ils ont de la chance. Pourquoi ? Parce que ça rend intelligent un rail de coc. C’est la drogue des présidents de la république, des PDG, des gens importants. Deux rails par jour, ça te donne du courage, de l’intelligence, personne ne peut te déranger avec ça ». Je lui demande alors pourquoi il n’irait pas consulter à l’hôpital pour demander de l’aide et soigner sa dépendance au cannabis au lieu de se couper. Il me répond : « Moi, consulter, demander de l’aide, jamais, à personne, je ne suis pas une miette (manich tafcha). Je peux me soigner seul. Comment ? En remplaçant le cannabis par l’ecsta quand je peux, il n’y a pas de dépendance avec l’ecsta. Moi je ne veux être dépendant de personne et de rien ». Je lui demande pourquoi il ne chercherait pas du travail. Il me répond qu’il ne supporterait pas d’être refusé, qu’il peut taper quelqu’un qui lui dirait non. Son rêve est de trouver une « bonne affaire » et de devenir lui-même fournisseur. Mais sa dépendance l’en empêche. Il dit aussi, non sans culpabilité, frapper régulièrement sa petite amie à cause de cela. Une fois il l’aurait même jetée dans le canal. Je lui demande pourquoi ? « Parce qu’elle ne me laisse pas tranquille et ne m’obéit pas. Je peux aussi tuer le mec si elle me trompe ». Tout en me parlant, il n’arrêtait pas de regarder son smartphone et j’ai compris qu’il épiait le compte de sa copine : « regarde, quand elle poste des photos d’elle, ça m’énerve, c’est une question de respect tu vois ». De là, j’en arrive au dernier point. Pour certains jeunes hommes, l’amour est dangereux car ils ne veulent pas dépendre d’une fille. Ils disent avoir peur d’être humilié. Toute dépendance constitue, pour eux, une « faiblesse » insoutenable quand on est un « homme viril », rajel. « C’est à la femme d’avoir peur de son homme et pas l’inverse », me dit Hichem. Adam, 18 ans, qui vient d’une famille aisée a découvert les « bénéfices » de la blessure auto-infligée au décours d’une dispute avec sa petite amie qu’il appelle Lili et pour qui il dit ressentir un amour violent, impitoyable. Quand je lui demande si il a eu mal, il me répond : « Il n’y a pas de douleur en dehors de Lili ». Seule elle posséderait le pouvoir de le faire souffrir. Il se sent assujetti aux sentiments qu’il éprouve pour elle et en pâtit puisque pour lui, «l’inverse serait plus logique, oui ce sont les filles qui doivent avoir peur de perdre leur homme, et pas l’inverse ». Un jour Lili lui annonce qu’elle le quitte. « Ça s’est imposé comme une évidence, me dit-il, il y avait une bouteille en verre, je l’ai cassée, j’ai pris un morceau et j’ai commencé à me taillader devant elle en lui demandant de revenir ». Il affirme vouloir lui faire peur en faisant couler le sang pour avoir à son tour une emprise sur elle. « Après tout, si j’ose me faire du mal à moi-même, qu’est-ce que je ne ferai pas à celui pour qui elle veut me quitter ? » S’imposer une douleur physique n’est alors plus une épreuve mais un outil de chantage, une tentative d’asservir l’autre. Affolée à la vue du sang, son amie aurait pris soin de lui. Il me dit en souriant « cette dispute a permis d’équilibrer les choses entre nous, depuis ça va beaucoup mieux ». Conclusion : Pour D. Anzieu : « la conscience d’exister débute avec la conscience de posséder une peau à soi » (1995). Le sentiment vacillant de l’identité d’homme cristallisée dans l’image du « dur », traverse leurs moments d’entame et oriente leurs conduites en les rassurant. Quelque part, un homme dur se cache dans les recoins de leur peau, un homme qu’on ne peut faire souffrir car lui seul impose la douleur. Parfois, les blessures auto-infligées s’imposent comme une condition incontournable dans la construction de leur être-homme dans un milieu hostile ravagé par la violence. Elles deviennent de la sorte le support d’une identité négative au sens du psychanalyste Eric Erikson, pour qui l’individu consent à être quelqu’un de mauvais plutôt que de n’être rien (1978). Au regard de ces adolescents, le courage et l’aplomb de l’homme qui se coupe de son propre gré ne sont pas contestables, deux qualités sans lesquelles il n’y ait point de rjoulia (virilité). Se couper constitue alors une performance de rajel. Leur corps est leur dernier rempart, l’arme qu’ils brandissent à la face d’un monde hostile, injuste et phallocentré.Bibliographie :
- Anzieu D. (1995), Le Moi-Peau, Paris, Dunod.
- Bateson G. (1936), Naven, Cambridge University Press.
- Erikson E-H. [1978], (2006), Adolescence et crise. La quête de l’identité, Paris, Flammarion.
- Favazza A-R. (1992), Bodies Under Siege. Self-mutilation and Body Modification in Culture and Psychiatry, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press.
- Le Breton D. (2007), En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié.
- Malinowski B. (1948), « Magic, Science and Religion and other essays », III, The Free Press, Glencoe.
- Mead M. (1966), L’Un et l’Autre Sexe, Paris, Gonthier.
- Rizkallah R. (1977), « Contribution à une approche psychosociologique d’un rite chez les chiites du Liban Sud (Ashura) », Thèse de doctorat en psychologie, Université Paris VII.
- Sellami M. (2015), « Le Bad-boy n’a pas peur d’avoir mal », Revue des sciences sociales, 53 | 2015, 38-44.
- Tazi N. (2004), « Le désert perpétuel, Visages de la virilité au Maghreb », in Ben Slama F. ; Tazi N., La virilité en Islam, Paris, Editions de l’Aube, pp. 43-93.
[2] L’enquête réalisée au Kram Ouest s’est faite avec l’association Mobdiun Creative Young, « Être adolescent (e) au Kram Ouest, 7 ans après la révolution du 14 janvier 2011 ».
[3] M. Mead interprète les coupures infligées aux bras des parrains lors de l’initiation chez les Arapesh comme une recherche de maternité symbolique, M. Mead, L’Un et l’Autre Sexe, Paris, Gonthier, 1966.
[4] Selon les enquêtés, quand des policiers interpellent un jeune homme et qu’il se coupe devant eux, ils reculent, et parfois se détournent même de lui. Les raisons de cet évitement sont multiples. De la peur de causer un suicide, la peur de contracter une maladie au cas où la personne en serait atteinte, ou parce que des blessures importantes rendraient difficiles la prise de sang nécessaire pour détecter la présence de substances illicites dans le sang.
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