Dès qu’on aborde le thème de l’homosexualité, il y a des questions qui fusent : Les homosexuels sont-ils nés homosexuels ou ont-ils choisi de l’être ? L’homosexualité est-elle naturelle, ou au contraire un choix individuel ? Cette question a taraudé aussi bien les médecins, les psychiatres, les psychanalystes et les biologistes, que les militants de la cause homosexuelle. Les militants gays et lesbiennes ont souvent insisté, en Europe, aux Etats-Unis et plus récemment dans les pays arabes, sur le caractère inné de l’homosexualité pour rendre légitime un mode de vie stigmatisé. Les médecins, psychiatres et biologistes ont, quant à eux, depuis le 19ème siècle en Europe, cherché des « causes » de l’homosexualité. Pour cela ils ont scruté les psychés, les organes et les gènes.
Or depuis les années 1950, la sociologie du genre et des sexualités a apporté un éclairage nouveau à cette controverse, en montrant que l’homosexualité n’est ni un choix, ni une nature, mais une construction sociale et historique récente, qui remonte au 19ème siècle. L’homosexualité et l’hétérosexualité et les représentations qui leur sont associées ont été construites par un certain nombre d’institutions et de spécialistes. Evidemment, les pratiques érotiques entre personnes de même sexe ne datent pas de cette époque. La Grèce antique tolérait et même célébrait, sous certaines conditions, les relations érotiques entre hommes. Il en va de même des sociétés arabes et musulmanes jusqu’à la fin du 19ème siècle, comme le montrent les écrits littéraires.
Cependant, l’homosexualité ce n’est pas le fait d’avoir des relations érotiques entre personnes de même sexe. Le mot, qui émerge à la fin du 19ème siècle en Europe, désigne une attirance pour les personnes du même sexe. Une transformation majeure se produit à ce moment-là. À partir de ce moment et uniquement de ce moment, on a commencé à catégoriser et à classer les individus en fonction du sexe de leur objet de désir. Ceux qui sont attirés par les personnes du même sexe ont été catégorisés comme « homosexuels » et ceux qui sont attirés par les personnes du sexe opposés ont été catégorisés comme « hétérosexuels ». Cette façon de catégoriser et de classer les individus est animée par une conviction qui émerge et se diffuse progressivement : que les individus ont une « orientation sexuelle ». Cette orientation sexuelle est dite « normale » quand elle incline les individus à l’attirance pour le sexe opposé. Elle est dite « pathologique » quand elle incline les individus à l’attirance pour le même sexe. L’opération de catégorisation et de classement est donc une opération de hiérarchisation. Au 19ème siècle, émerge donc, d’abord en Europe, un « nouveau régime d’identification »[1].
Pendant les périodes précédentes, les partenaires de relations érotiques de même sexe étaient perçus selon des catégories distinctes. Ces relations étaient autorisées par des hiérarchies d’âge et des différences de statut social. Les rôles sexuels devaient respecter ces hiérarchies. Ainsi, dans l’antiquité grecque et le monde arabe, des hommes de la haute société pouvaient avoir des relations sexuelles avec un autre homme, à condition que leur partenaire soit plus jeune, ou de milieu plus populaire. Ces hommes socialement dominants par leur position dans les rapports d’âge ou de classe devaient être exclusivement « actifs » pendant les rapports sexuels : il leur était interdit d’être « pénétré ». Aux différenciations et hiérarchisations de classe et d’âge, correspondaient donc les hiérarchisations des rôles sexuels. Ces relations n’étaient ainsi pas pensées selon nos catégories modernes « d’orientation sexuelle » partagée par deux partenaires égaux. Le partenaire âgé était considéré comme désirant l’adolescent, mais pas de façon symétrique : les adolescents devaient, quant à eux, formuler cette pratique comme un « don » ou une récompense reçu de leur partenaire plus âgé.
1. Les sciences médicales et l’invention d’une « pathologie »
L’idée selon laquelle les individus ont un instinct sexuel (ou une pulsion sexuelle) soit normal, soit pathologique, apparaît pour la première fois au 19ème siècle dans les écrits de savants européens. Cela ne signifie pas que les identités sexuelles aient été purement construites par les savants. Ces derniers ont plutôt cherché à maîtriser et à contrôler des communautés et des identités qui ont émergé d’abord en dehors d’eux. Parmi ces savants les plus connus : le psychiatre austro-hongrois Krafft Ebing, qui a élaboré la théorie dite de « l’inversion ». L’homosexualité est considérée comme une perversion congénitale, une maladie mentale résultant d’une anomalie pendant le développement du cerveau de l’embryon. L’homosexualité consiste pour lui en une inversion sexuelle des sentiments, des représentations et des désirs sexuels qui résulterait d’une anomalie cérébrale précoce.
Le but de ces écrits médicaux et savants est prétendument « thérapeutique » : « protéger » la société de la « contagion » homosexuelle et de ses conséquences sociales aussi diverses que la prostitution, les mariages ratés, le dérèglement des familles, l’encouragement à la dénatalité et la disparition de la « race » blanche. La pathologisation du désir pour les personnes du même sexe a, en effet, lieu dans le même temps que l’émergence des théories racistes selon lesquelles l’humanité est formée de « races » inégales au somment desquelles se trouve la race blanche. Les savants européens s’interrogent alors sur les façons de « protéger » la « race » blanche de la dégénérescence et de l’extinction. Jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, la figure qui incarne ces « maux », (homosexualité et décadence de la « race » blanche ») est le Juif, décrit dans des écrits littéraires et savants comme « efféminé » et homosexuel, corrupteur de la jeunesse blanche. Pour un certain nombre d’intellectuels européens, qui produisent ou relaient les théories racistes, les Juifs ont importé avec eux des « moeurs orientales » arriérées[2]. Plus largement et au-delà des Juifs, des Européens stigmatisent l’ensemble des populations d’Orient (d’Iran, d’Inde, du Maghreb, etc.) dont la plupart sont colonisées par la France et l’Angleterre. Les pratiques érotiques « contre-nature », en particulier homo-érotiques y sont décrites comme fréquentes[3]. Les pratiques sexuelles, réelles ou supposées, ont été utilisées comme une façon de hiérarchiser des peuples et des cultures. Ainsi que l’ont montré des historien.ne.s, la sexualité a été investie comme un site de pouvoir à des fins impériales, d’assujettissement des populations indigènes. Dans les colonies, la France et l’Angleterre promulguent alors des codes pénaux qui répriment diverses pratiques sexuelles tenues pour « déviantes », parmi lesquelles les pratiques sexuelles entre personnes de même sexe[4], et créent de nouvelles institutions régulant la prostitution[5].
Parallèlement, en Europe, une transformation majeure se produit avec la pathologisation de l’homosexualité : l’institution psychiatrique prend le relais du pouvoir judiciaire dans le contrôle des « déviances sexuelles ». Un certain nombre de psychiatres s’engagent, il est vrai, pour la dépénalisation des relations sexuelles entre personnes de même sexe. Mais tout en plaidant pour la sortie des homosexuels de prison, ils ont contribué à leur enfermement dans les asiles, en même temps que d’autres catégories de la population dont les pratiques sexuelles sont tenues pour « anormales » ou « anarchiques », comme les prostituées ou les femmes ayant des relations sexuelles extra-conjugales. On a tendance à considérer le savoir élaboré par les médecins et les biologistes comme étant neutre et objectif. Or ce savoir n’est pas forcément détaché des rapports de pouvoir, au contraire, ainsi que l’a bien montré Michel Foucault[6]. La psychiatrie naissante a participé à la stigmatisation sociale des homosexuels, avec des conséquences d’autant plus lourdes que ses discours sont considérés comme savants et que leurs promoteurs sont crédités d’une autorité.
Pendant la première moitié du 20ème siècle, la psychiatrie rencontre beaucoup d’écho en Europe et aux États-Unis. C’est vers elle que se tournent d’abord les parents pour espérer « guérir » leurs enfants de l’homosexualité. Puis le discours psychiatrique sur l’homosexualité connaît une perte d’influence après la deuxième guerre mondiale. Cette perte d’influence est due à deux choses : d’une part, les échecs des tentatives de « guérison » des homosexuel.le.s, d’autre part la diffusion de la psychanalyse et la naissance de la sexologie libérale.
2. Naissance de la psychanalyse et de la sexologie moderne : vers une normalisation de l’homosexualité
A. La psychanalyse et l’ambivalence chez Freud.
Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905) Sigmund Freud avance l’idée que l’être humain est originellement bisexuel, et que chacun peut donc prendre comme objet sexuel des personnes du même sexe ou du sexe opposé. Le désir est extrêmement plastique chez l’enfant. À l’adolescence, l’instinct sexuel se transforme pour parvenir au désir du sexe opposé, au « but sexuel normal », en trois étapes successives : d’abord, l’individu s’éprend d’amour pour lui-même, puis il prend pour objet une personne de même sexe que lui, et enfin il passe au stade définitif et normal de l’hétérosexualité. Freud ne considère donc pas l’homosexualité comme un phénomène pathologique. En cela, il rompt avec les représentations précédentes. Il y a autre chose qui distingue son travail : pour lui, les « causes » de l’homosexualité ne sont pas organiques ou neurologiques : Freud met l’accent sur les relations entre les parents et l’enfant. C’est l’environnement familial qui, selon lui, agit sur le développement sexuel d’un enfant dans un sens ou dans l’autre. Mais si l’homosexualité n’est plus une pathologie, elle devient le signe d’une immaturité : dans sa théorie, les homosexuels se seraient arrêtés à un stade précédant le développement sexuel dit « normal ».
La psychanalyse est accueillie avec beaucoup d’indignation au début, mais elle devient la théorie psychologique la plus influente du 20ème siècle. Même si la théorie de Freud est ambivalente, l’idée selon laquelle l’enfant est originellement bisexuel participe à la relative acceptation sociale des relations sexuelles entre personnes de même sexe. À partir des années 1950, c’est aussi la sexologie qui contribue d’une certaine façon à la dépathologisation de l’homosexualité. L’homosexualité va progressivement cessé d’être considérée comme une « maladie », du moins en Europe et aux Etats-Unis. Les mouvements gays et lesbiens ont beaucoup critiqué l’institution psychiatrique et son rôle dans la répression des homosexuels.
B. Les rapports Kinsey et la naissance de la sexologie moderne
En 1948 et 1953, deux rapports sont publiés sous la direction du sexologue Alfred Kinsey, l’un sur la sexualité des hommes, l’autre sur la sexualité des femmes. La publication de ces rapports constitue un tournant majeur dans la manière de considérer l’homosexualité, mais aussi la norme par rapport à laquelle elle est définie, l’hétérosexualité. Qu’est-ce que ces rapports et qu’avaient-ils de si original ? Il s’agit d’abord d’une vaste enquête par questionnaire sur les comportements sexuels des Américains. La méthode est novatrice parce qu’elle renonce à examiner les âmes pour compter les pratiques. Autre originalité : Pour qualifier l’attirance pour l’un ou l’autre sexe, Kinsey propose une échelle de 0 à 6, allant de l’hétérosexualité exclusive à l’homosexualité exclusive. Homosexualité et hétérosexualité ne sont donc pas considérées comme des catégories imperméables l’une à l’autre et distinctes. On est plus ou moins homosexuel et plus ou moins hétérosexuel. Les sexologues remettent ici en cause le caractère binaire des catégories hétéro/homo que la psychiatrie a contribué à solidifier. Quels ont été les résultats principaux de cette enquête ? 10% des hommes de l’époque déclarent au moins une relation avec un autre homme au cours de leur vie. 37% des hommes ont déjà eu « un contact physique avec un autre homme menant à l’orgasme ». La découverte, à travers une enquête quantitative, de la fréquence des relations homo-érotiques, a participé à leur relative normalisation.
3. L’homosexualité et l’hétérosexualité comme phénomènes sociaux
Les travaux sociologiques sur l’homosexualité émergent dans les années 1950, d’abord aux Etats-Unis. Ces travaux portent sur les pratiques sexuelles, mais aussi sur les perceptions et les représentations de l’homosexualité, sur les cultures et les modes de vie des gays et des lesbiennes. La sociologie de l’homosexualité ne s’intéresse donc pas seulement aux pratiques sexuelles. Elle montre aussi comment les individus apprennent à gérer leur stigmate et les façons dont la stigmatisation participe à la construction de cultures minoritaires originales[7].
L’une des spécificités de la démarche sociologique est de renoncer à l’explication « causale ». Les sociologues ne cherchent pas des « causes » prétendues de l’homosexualité. Ils rompent avec la démarche étiologique de recherche de « causes ». Si les sociologues s’en démarquent, c’est parce que cette démarche est normative. On l’a vu, elle vise à rechercher des « causes » à un phénomène décrit comme « pathologique ». Le problème de cette démarche est qu’elle pose, implicitement ou explicitement, l’hétérosexualité comme un phénomène « naturel ». Or les sociologues montrent que l’hétérosexualité n’est pas du tout innée. On ne naît pas hétérosexuel. On le devient. Et on le devient au terme d’une inculcation précoce de représentations, de normes et de pratiques qui sont inculquées par un grand nombre d’institutions : la famille, l’école, les paris, les médias et les productions culturelles. L’enfant apprend très tôt qu’il doit devenir hétérosexuel et plus précisément devenir une femme, ou un homme hétérosexuel. L’enfant dispose d’un ensemble de modèles d’identification qui sont hétérosexuels. L’État et l’institution scolaire construisent la naturalité de l’hétérosexualité, à travers par exemple la censure et l’effacement des relations sexuelles entre personnes de même sexe, tant des écrits littéraires que de l’histoire[8].
Pourquoi l’hétérosexualité est-elle aussi naturalisée ? L’hétérosexualité est inséparable de la construction des inégalités et des hiérarchies entre les hommes et les femmes, supposés différents, inégaux et complémentaires. C’est ce qu’on appelle l’ordre hétérosexiste, en langage plus courant le patriarcat, qu’il serait plus juste de préciser comme l’hétéropatriarcat. Dans les sociétés modernes, les hommes et les femmes sont supposés être complémentaires. On considère que les hommes et les femmes ont des corps, des manières d’être, des centres d’intérêt et des façons d’agir différents. On éduque les petites filles et les petits garçons pour qu’ils deviennent différents, inégaux et complémentaires. Or un certain nombre de travaux ont montré que les comportements (en matière de nourriture, de mouvements, d’usage de l’espace etc.) ne diffèrent pas à la naissance, entre les bébés filles et les bébés garçons. Cependant, les parents ont des attentes normatives différenciées envers leurs enfants selon qu’il s’agit de filles ou de garçons. Parce qu’ils considèrent que les garçons ont des besoins physiques plus élevés, les garçons sont incités à manger davantage, alors qu’ils cherchent à limiter la « voracité » chez une fille, car une fille est supposée être « fine » et ne doit pas être « gourmande ». Les pratiques d’allaitement des mères varient selon s’il s’agit de filles ou de garçons[9]. La sociologue américaine Karin Martin[10] a montré que dans les crèches, le personnel de la petite enfance a tendance à limiter les éclats de voix et les mouvements des filles, quand ceux des garçons sont plus tolérés. Au final, la « finesse » et la « réserve » des filles et, parallèlement, la domination des garçons ne sont pas naturelles. Elles sont construites précocement à travers des injonctions de diverses instances de socialisation : les parents et l’entourage familial élargi (grands-parents, tantes, oncles, etc.), le personnel de la petite enfance, les enseignant.e.s, etc. Elles sont construites aussi à travers un ensemble de sanctions et de gratifications, symboliques, verbales et matérielles. Les écarts aux normes de genre sont sanctionnés par des réprimandes, des injures, des coups, la mise à l’écart et diverses punitions. L’enfant apprend très tôt que s’il veut obtenir l’affection de ses parents, il doit se conformer aux rôles de sexe attendus de lui.
Le patriarcat se reproduit à travers la contrainte à l’hétérosexualité, car la « féminité » et la « masculinité » se construisent dans un cadre hétéronormatif. C’est précisément parce que les gays et les lesbiennes sont considérés comme une menace pour l’ordre patriarcal qu’ils et elles sont la cible privilégiée de violences. L’enquête effectuée avec les associations LGBT tunisiennes[11] entre janvier et mars 2018 montre l’ampleur des violences et leur caractère multiforme dans la Tunisie post-révolutionnaire. L’enquête a été conduite auprès de 300 personnes se définissant comme faisant partie des minorités sexuelles ou de genre. Les résultats montrent que ces violences sont massives et qu’elles se produisent dans tous les espaces, des plus publics aux plus intimes (familiaux en particulier). Plus de 30% des personnes LGBT ont été giflés, frappés ou brutalisés au moins une fois dans leur vie dans les espaces publics parce qu’ils/elles ont été perçus comme faisant partie des minorités sexuelles ou de genre. Plus de 30% ont subi au moins une forme de ces violences physiques dans la famille. La proportion est de 25% pour les espaces scolaires (écoles, collèges, lycées et universités). Au cours des 6 dernières années, 24% des personnes LGBT ont été menacés, attaqués avec une arme ou un objet dangereux ou fait l’objet d’une tentative de meurtre au moins une fois, dans les espaces publics, parce qu’ils/elles ont été perçus comme faisant partie des minorités sexuelles ou de genre. Plus de 20% ont été victimes d’au moins un viol ou une tentative de viol dans les espaces scolaires. 19% ont subi au moins une fois dans leur vie des attouchements sexuels, un viol ou une tentative de viol dans la famille ; Pendant les 6 dernières années, 10% des personnes LGBT se sont vus refuser au moins une fois un soin ou un test médical parce qu’elles ont été perçues comme faisant partie des minorités sexuelles et de genre.
Ces violences ne sont ainsi pas des cas isolés ou le fait de quelques individus. Elles sont perpétrées par des individus inconnus mais aussi par des proches, par des professionnels, de la santé (médecins, infirmier.e.s, etc.) et de maintien de l’ordre (les policiers). Ces violences ne sont pas du tout, comme on pourrait l’imaginer, spécifiques aux classes populaires ou à des individus peu éduqués. Les auteurs de ces violences sont aussi des supérieurs hiérarchiques, dans le monde du travail, des enseignants dans les espaces scolaires, etc. Ces violences remplissent une fonction précise : reproduire l’ordre hétérosexiste en sanctionnant les personnes qui le transgressent, mais aussi en adressant à un message dissuasif à ceux et celles qui pourraient être tentés d’en faire de même. Ces violences visent, au final, à maintenir la fiction que l’hétérosexualité est quelque chose de naturel. Si l’hétérosexualité était naturelle, il n’y aurait aucune raison de réprimer les individus et les groupes qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas, la respecter.
Inversement, les rapports sociaux de sexe, c’est-à-dire les rapports d’inégalité et de hiérarchies entre les hommes et les femmes, modèlent les homosexualités féminines et masculines. Là où on dispose d’enquêtes quantitatives sur les comportements sexuels, il ressort que les hommes ayant des pratiques sexuelles exclusivement avec des hommes sont plus nombreux que les femmes ayant des pratiques sexuelles exclusivement avec des femmes. Par ailleurs, en moyenne, les gays disent avoir eu un désir homosexuel plus tôt que les lesbiennes, et en moyenne, ils ont eu un nombre de partenaires plus élevé que les lesbiennes. Enfin, les gays ont plus souvent une sexualité « récréative » que les lesbiennes qui, elles, séparent beaucoup moins amour, sexualité et couple[12].
D’où viennent ces différences entre les homosexualités masculines et féminines ? Elles sont liées au fait que les hommes et les femmes ne sont pas socialisées de la même façon. On n’inculque pas la même chose aux petites filles et aux petits garçons. D’abord, les filles, contrairement aux garçons sont éduquées très tôt pour les préparer à devenir mères, même quand on a aussi pour elles de grandes ambitions professionnelles. On leur offre des poupées bébés et des poussettes. On les incite à faire attention aux autres et à prendre soin d’eux. Le destin maternel auquel on prépare les filles et les femmes explique que les femmes peuvent plus difficilement se penser et penser leur sexualité indépendamment des hommes. Tout cela contribue à expliquer la proportion plus faible de femmes exclusivement lesbiennes par rapport aux hommes exclusivement gays. Par ailleurs, les sociétés contemporaines sont fondées sur le contrôle de la sexualité des femmes. Les hommes sont considérés comme des êtres de désir, comme des sujets de désir. On tolère que des hommes multiplient les relations sexuelles, alors que les femmes qui le font sont stigmatisées. L’ensemble de ces contraintes explique que les femmes, lesbiennes ou hétérosexuelles, dissocient moins souvent affects, sexualité et couple que les hommes gays ou hétérosexuels. Les enquêtes sur les comportements sexuels des Français montrent en effet que cette dissymétrie (non symétrie) selon que l’on est un homme ou une femme, se retrouve pour les hétérosexuels et pour les homosexuels. Les femmes déclarent beaucoup moins que les hommes des rapports sexuels avec des personnes dont elles n’étaient pas amoureuses ou pour qui elles n’éprouvaient pas de l’affection.
En Tunisie, les gays et les lesbiennes ont des modes de vie sensiblement différents. Les sociabilités des gays sont plus tournées vers l’extérieur, vers les lieux festifs et publics, alors que les sociabilités des lesbiennes sont davantage tournées vers l’espace privé. Ces différences dans les modes de vie et les sociabilités résultent en partie des inégalités dans les ressources matérielles des hommes et des femmes. On voit ainsi que les rapports inégalitaires et hiérarchiques entre les sexes modèlent les homosexualités féminines et masculines.
Il y a enfin des variations importantes selon les milieux sociaux. En Tunisie mais aussi dans d’autres pays arabes, les hommes des classes populaires qui ont des pratiques érotiques avec des hommes ne vivent pas ces pratiques comme la conséquence d’une « orientation sexuelle » commune. Ils se perçoivent et sont perçus par leur entourage comme ayant d’abord une identité de genre, féminine pour l’un, et masculine pour l’autre. Chez les classes populaires, les rôles sexuels doivent respecter les hiérarchies de genre : celui qui est perçu comme « féminin » devant être exclusivement « passif » dans les relations sexuelles quand celui qui est perçu comme « masculin » doit être exclusivement « actif ». La définition de soi comme homosexuel quand on a des pratiques érotiques avec des personnes du même sexe est en revanche plus courante chez les classes moyennes et la bourgeoisie. Le régime d’identification varie donc selon le milieu social.
Conclusion
Alors que les expériences européennes et américaines ont montré combien les tentatives de « guérison » des homosexuels sont vouées à l’échec, un certain nombre de psychiatres continuent, en Tunisie, d’administrer des médicaments à des gays et des lesbiennes. Usant de leur autorité conférée par leurs diplômes et la détention d’un savoir perçu comme « neutre », des psychiatres participent au maintien de l’ordre hétérosexiste. Ils et elles s’instituent en gardiens des hiérarchies entre les hommes et les femmes d’une part, entre les sexualités d’autre part. On ne saurait trop inciter les psychiatres à se mobiliser pour que cessent ces pratiques contraires à l’éthique, et à plaider pour la dépathologisation pratique de l’homosexualité.
Tunis, le 19 novembre 2018
[2] Jérémy Guedj, 2007, « La figure du Juif efféminé : genre, homophobie et antisémitisme dans la France des années 1930 à travers les discours d’extrême-droite », in Régis Révenin (dir.), Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, Paris, éditions Autrement.
[3] Afsaneh Najmabadi, 2005, Women with mustaches and men without beards. Gender and sexual anxieties of Iranian modernity, London, University of California Press.
[4] En Tunisie, la France coloniale promulgue le code pénal de 1913 qui criminalise la « sodomie » dans son article 230. Quelques décennies avant, en 1860, les Britanniques ont criminalisé dans l’Inde occupée les pratiques érotiques dites « contre-nature ».
[5] Christelle Taraud, 2009, La prostitution coloniale. Algérie, Maroc, Tunisie (1830-1962), Paris, Payot & Rivages.
[6] Michel Foucault, 1976, Histoire de la sexualité, vol.1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard.
[7] Erving Goffman, 1975, Stigmate, Paris, éditions de Minuit.
[8] Sur la France, voir Louis-Georges Tin, 2010, « Comment peut-on être hétérosexuel ? », Cités, n°44, p. 91-105.
[9] Elena Belotti, 1973, Du côté des petites filles, Paris, éditions Côté Femmes.
[10] Karin Martin,1998, « Becoming a gendered body : practices of preschools », American Sociological Review, 63/4, p. 494-511.
[11] Les 3 associations ayant participé à l’enquête sont Chouf, Damj et Mawjoudîn.
[12] Natacha Chetcuti, 2013, Se dire lesbienne. Vie de couple, sexualité, représentation de soi, Paris, éditions Payot. https://journals.openedition.org/lectures/12728
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