L’inceste, le trauma d’un amour (2ème partie)

Un texte de Yasmine Belhassen (psychologue, psychothérapeute), et Thouraya Ben Abla (psychiatre, psychothérapeute) présenté aux journées d’études de l’AFPEC, « L’interdit de l’inceste ; de la fonction à la transgression », 30 septembre 2107.

(suite 2)
Pour Michael Balint, le traumatisme pourrait avoir une structure[9] :
  • Il existerait un rapport de confiance et aussi de dépendance par rapport à un adulte.
  • L’adulte entreprendrait quelque chose d’hyper excitant, de douloureux ou d’effrayant, de façon inopinée ou répétitive. L’enfant, sensible à la souffrance ou au besoin de l’adulte qui a déterminé son acte, voudrait le réconforter ; cette séduction mutuelle conduit à des actes passionnels ou bien au rejet.
  • L’enfant revient à la charge pour poursuivre le jeu, ou bien pour faire cesser le rejet, et rencontre un refus ou la dénégation de ce qui s’est passé.
  A partir du moment le mot inceste a été dit Rim se mets à parler de lui avec une certaine tendresse. « Il me disait toujours je t’aime, il s’occupait de moi, il était le seul à fêter mon anniversaire et à m’apporter des cadeaux. Mais ma joie était de courte durée car, il voulait des choses en contrepartie. Elle parlait de lui avec nostalgie, « il était le père que j’ai rêvé d’avoir » disait-elle. Une fois pendant les vacances d’hiver il laccompagnée à sa première sortie avec ses copines. En protecteur, il l’a attendu et il est revenu la chercher. Au moment où elle s’y attendait le moins elle se retrouve seule avec lui dans l’ascenseur, il la collée contre lui, et l’a bloquée contre la porte. A partir de ce moment-là, elle dit, je cite : « il a pris mon corps en otage, A 18h, il était un père et voilà qu’une heure après, il devient mon agresseur. » Rim éclate en sanglot et me dit que ce qui la dérange encore, c’est qu’elle n’a rien pu faire, elle était comme dépossédée de son corps, figée. Elle ne pouvait ni parler ni le repousser : « Je fixais un point quelque part dans l’espace, j’étais figée, immobile comme dans un examen ophtalmologique. Mes yeux ne clignotaient pas, le temps s’est arrêté j’attendais qu’il termine ».   L’inceste est un passage à l’acte, un acte qui mets en scène une sexualité non autorisée, transgressive entre un adulte et un enfant, une effraction dans le réel qui est venu bouleverser Rim dans son inconscient et son conscient, dans sa chair, la bloquant dans un réel sidérateur, rendant l’accès au symbolique impossible. Entre les séances, Rim a des flash-back sans arrêt, un film en boucle qui défile. Pendant les séances elle pleurait tellement qu’elle était incapable de parler. On a eu donc recours à l’écriture, je lui ai donné une feuille et un stylo. Après avoir écrit, elle pouvait me lire à partir de la feuille ; me le dire directement, était trop douloureux. Il lui fallait la mise à distance du réel par l’écriture. Elle écrit « Quand ma tante a finalement eu un bébé je me suis sentie plus abandonnée que jamais ; elle n’avait d’yeux que pour son bébé. Il ne me restait que lui, et j’ai l’impression aussi qu’elle contribuait à cette aberration. Dans la voiture par exemple, elle préférait rester à larrière avec sa petite fille et je montais à l’avant, à ses cotés. Pendant les longs trajets, il mettait ses mains entre mes jambes, il me faisait mal. Je ne disais rien, j’avais des sueurs froides, je ne sentais plus mon corps, terroriséà lidée que quelqu’un puisse nous voir. Rim se sentait à la fois victime et coupable. Il me disait toujours « je t’aime », avant et après son geste ou son acte. Dans l’effort pour rendre l’autre fou Harold Searles parle « de double bind » avec des injonctions paradoxales, mettant sa victime dans une confusion psychique. Ferenczi parle de confusion des langues, lorsqu’il y a confusion entre le langage de la tendresse, celui d’un enfant, et le langage de la passion, celui des adultes. Selon lui, l’enfant a des fantasmes ludiques, comme par exemple jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte ; ce jeu peut prendre une forme érotique mais il reste pourtant toujours au niveau de la tendresse. Par contre, chez un adulte ayant une prédisposition psychopathologique, il confond alors les jeux d’enfants avec les désirs d’une personne ayant atteint la maturité sexuelle. Devant cette confusion, l’enfant se sent physiquement et psychiquement sans défenses, trop faible pour pouvoir protester, même en pensée, la force et l’autorité écrasantes des adultes le rendant muet allant jusqu’à leur faire perdre conscience.[10] Ferenczi explique que l’enfant arrive à un point culminant de terreur et d’effroi, il se voit dans l’obligation de se soumettre aux moindre désirs de l’agresseur, à obéir en s’oubliant complètement jusqu’à s’identifier à lui. Par introjection de l’agresseur celui-ci disparaît en tant réalité extérieure et devient intrapsychique ; mais ce qui est intrapsychique va être soumis dans un état proche du rêve, aux processus primaires, un état que Ferenczi appelle trans-traumatique. C’est à dire, que ce qui est intrapsychique peut suivant le principe de plaisir être modelé et transformé d’une manière hallucinatoire positive ou négative. Cette identification fait que l’enfant devient comme un « obéisseur » mécanique ; il s’opère un clivage de la personnalité de l’enfant qui reste dans la confusion : d’une part il maintient son besoin de tendresse antérieur et d’autre part, il acquiert la langue de l’adulte et sa culpabilité. Ferenczi explique que le changement significatif provoqué dans l’esprit de l’enfant par identification anxieuse avec le partenaire adulte, est l’introjection du sentiment de culpabilité de l’adulte => le jeu qui jusque là est anodin apparaît comme un acte qui mérite une punition. L’enfant est clivé, à la fois innocent et coupable. Ferenczi parle ici de fragmentation et d’atomisation de la personnalité de l’enfant. Revenons à Rim. Elle me raconte une scène : un jour ses parents sont venus lui rendre visite chez sa tante où elle habitait. Alors que tout le monde était au salon, elle s’éclipse pour aller aux toilettes et parler au téléphone. Son oncle la rejoint ferme la porte à clé et l’oblige à lui faire une fellation : « jexécute, je le suce, j’ai la nauséele vertige. J’étais accroupie par terre, je le faisais comme une machine. Oui, j’étais sa machine à sucer, il m’arrache les cheveux pour m’obliger à le regarder jouir. Je termine ma mission, je vomis mes tripes, je me lave le visage, et je ressors ». Personne n’y voit rien, un silence complice s’installe, et une solidarité défensive. « Lorsqu’une dynamique incestueuse est activée., il se constitue un pôle attractif très puissant autour d’un noyau inaccessible au champ de la parole. Il y a là au centre, un silence d’incandescence, de l’innommable auquel répond, à la périphérie, un silence d’étanchéité »[11]. Quand elle évoque ce souvenir, Rim parle d’un séisme intérieur, elle se sentait sale, souillée, vidée et sans échappatoire. Chaque soir en rentrant à la maison, le même scénario se répétait. « Il venait demander de mes nouvelles, il s’intéressait à moi, c’était bien le seul ». Rim se sentait coupable vis à vis e sa tante : « Comment je l’ai laissé, pourquoi je n’ai pas crié, repoussé ? J’aurai pu m’enfuir ». Mais non, Rim était comme emprisonnée dans un corps qui ne lui appartenait plus. Il la rejoignait la nuit, elle était comme un bloc de glace, se sentait dans un état comateux, en dehors de son corps. Seuls ses yeux bougeaient, rivée au plafond, attendant que ça passe. Dans « Confusion de langues », Ferenczi parle d’un trop plein d’amour de la part d’un adulte qui dévie vers un érotisme non autorisé. L’adulte abuse, l’enfant lui, arrive à maintenir son amour pour cet adulte, sa tendresse ne disparaît pas, au contraire, elle se fixe. L’enfant est culpabilisé, la substitution porte sur l’identification du désir de l’adulte par l’enfant. L’enfant alors automate, devient l’objet du désir de l’adulte. Ferenczi explique que dans « l’érotisme de l’adulte, le sentiment de culpabilité transforme l’objet d’amour en un objet de haine et d’affection, c’est à dire ambivalent, alors que cette dualité manque encore chez l’enfant au stade de la tendresse. C’est cette haine qui surprend, effraye et traumatise un enfant aimé par un adulte. Cette haine transforme un être qui joue spontanément et en toute innocence en un automate coupable de l’amour »[12]. Selon Racamier, les incestes sont des affaires narcissiques avant que d’être des affaires sexuelles. L’inceste est mis au service d’une séduction narcissique elle-même abusive : l’abus sexuel ne fait que succéder à l’abus narcissique[13]. Dans l’abus narcissique, Racamier explique que l’adulte impose son propre narcissisme au détriment de celui de l’enfant. Par nature, la séduction narcissique est destinée à conforter deux narcissismes convergents. En cas d’abus, le narcissisme de l’incestuant devient contraignant, et le sujet soumis à l’inceste y perd tant sur le plan du narcissisme que sur le plan du désir.
(à suivre)