L’inceste, le trauma d’un amour (1ère partie)

Un texte de Yasmine Belhassen (psychologue, psychothérapeute), et Thouraya Ben Abla (psychiatre, psychothérapeute) présenté aux journées d’études de l’AFPEC, « L’interdit de l’inceste ; de la fonction à la transgression », 30 septembre 2107.

« En revanche, je garderai longtemps le souvenir du mélange de fascination, de peur, de mépris, de haine et d’immense désespoir que je ressentirai lorsque je le retrouverai mort, à Nantes, vingt ans plus tard…[1] » « J’ai de plus en plus peur de mon père, il le sent… Il le sait. J’ai tellement besoin de ma mère, mais comment faire pour lui parler, et quoi lui dire, que je trouve le comportement de mon père bizarre ? Je me tais. Mais un soir, à Tarbes, à dix ans et demi mon univers bascule dans l’horreur. Les enfants se taisent parce qu’on les refuse de les croire, parce qu’on les soupçonne d’affabuler, parce qu’ils ont hontes et parce qu’il se sentent coupables, et qu’ils ont peur. Parce qu’ils croient qu’ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret. De ces humiliations infligées à l’enfance, de ces hautes turbulences, de ces descentes au fond du fond, j’ai toujours ressurgi. Sûr, il m’a fallu un sacré goût de vivre, une sacrée envie d’être heureuse, une sacrée volonté d’atteindre le plaisir dans les bras d’un homme, pour me sentir un jour purifiée de tout, longtemps aprè».[2] Ce sont les mots de Barbara, extrait de son autobiographie dans laquelle elle revient sur l’inceste dont elle a été victime. L’inceste, il y a des mots comme celui-ci qui nous projettent dans une réalité abrupte, insaisissable, dans l’hébétude, l’incompréhension, l’interrogation, la colère, le mutisme. On a voulu définir l’inceste, mais même sa définition reste quelque chose d’insaisissable. « Un assassinat psychique », c’est comme cela que Michel Delbrouck[3] le définit, qui arrêterait le développement psychique de l’enfant et le pose face à une mort psychique. L’inceste effraie, dérange, déstabilise écœure. Pour Racamier il n’est que tueur de pensée et sidérateur de plaisir [4] . Une transgression d’une loi universelle d’une loi symbolique qui réduit à un objet sexuel, l’enfant qui ne peut devenir sujet, ni accéder à l’être de désir qu’il porte en lui [5]  Selon Barrois 1995 « Toute conduite sexuelle entre adulte et enfant, entre personnes présentant un écart de génération, peut être qualifiée d’incestueuse. Il suffit que l’agresseur soit plus âgé pour être considéré comme un substitut ou un analogon du père ».[6] Une grand-mère qui accompagne sa petite fille abusée par son oncle commence par me dire « Madame, c’est une affaire de famille c’est délicat d’en parler à une étrangère ». Oui, l’inceste est un secret de famille traumatique qu’on verrouille à clefs et que subit l’enfant en silence. Le dire est coûteux, et son silence d’une lourdeur de plomb. Un vacarme rendu muet par la peur et par l’incapacité de dire, qui plonge la victime dans une culpabilité et une solitude profonde. L’inceste est un traumatisme psychique, mais aussi physique et sensoriel, un corps juvénile qui devient d’un coup un réceptacle d’une perversion abjecte. Un corps qui va être envahit et détruit dans son intégrité. « Je pensais avoir un câlin et j’ai eu un sexe dans la bouche ». La phrase que Rim (prénom d’emprunt) répétait aux fils des séances dans lesquelles elle parlait des agressions sexuelles subies par son oncle. Alors qu’elle cherchait un amour paternel avec cet oncle devenu depuis des années son substitut paternel, elle se retrouve obligée dobéir à des ordres transgressifs d’un adulte censé représenter la loi symbolique. Un désastre se produit pour elle, et le schéma œdipien dans lequel Rim s’était inscrite chute dans un gouffre incestueux. L’inceste est cet interdit qui empêche de dire, qui cloue le bec et le corps. C’est Denis VASSE, un élève de Françoise DOLTO, qui proposera cette modification d’écriture de l’interdit, afin de mettre en exergue cette dimension du « dire » qui est impossible dans l’inceste, l’énonciation de ce moment de la Loi : l’interdit est une parole adressée par un adulte détenteur de la loi symbolique à un enfant, non pas pour le frustrer, mais pour l’aider à grandir.

L’inceste n’est pas l’Œdipe

Linceste n’est pas un Œdipe trop intense ni l’exhibition dun élan trop fougueux. Il n’y a pas de continuité entre un acte, un geste, une logique normo-névrotique et leurs équivalents pervers. Non seulement, d’ailleurs, le comportement pervers n’est pas un comportement normal “trop intense”, mais, au contraire, il se camoufle fréquemment derrière une façade de normalité» [7]

Pour Racamier, « L’inceste n’est pas du registre de l’œdipe, Il n’a rien à faire du tabou de l’inceste. Il n’est pas non plus du registre de la castration »[8].

Pour essayer d’illustrer nos propos on a tenté de faire appel à la mythologie.

· Œdipe s’est caractérisé par le fantasme (mythe) et ensuite le passage à l’acte (l’inceste) . Après le déni, la vérité a été révélé au grand jour, et le châtiment est tombé. Cette transgression a été aussitôt punie par la mort et la cécité. Ce mythe vient nous symboliser l’interdit fondateur qui régit les lois des sociétés humaines.

· Périandre est un jeune homme devenu roi, qui essaie de se séparer comme il peut de sa mère trop possessive qui l’empêche de s’émanciper. Voulant à tout prix garder son fils au près d’elle, celle-ci tente de le séduire et lui tend un piège ; un beau jour elle lui fait croire qu’une jeune femme amoureuse de lui, viendra le rejoindre durant la nuit mais elle sera masquée car elle tient à rester anonyme.

Séductrice et perverse la mère de Périandre réussit à le piéger, et à le rejoindre dans son lit, et le passage à l’acte incestueux eut lieu.

Troublé, Périandre a finit par découvrir que l’amante si merveilleuse qui se cachait derrière le masque n’était personne d’autre que sa mère. Périandre a fini sa vie à côté de sa mère, il a été un épouvantable tyran. Sa mère a eu recours à un acte incestueux car elle était incapable de renoncer à l’amour exclusif de son fils ; c’était sa chose, le seul et unique objet de son désir.

Selon Racamier, le patient qui couche avec sa mère le fait non parce qu’il la désire, mais au contraire pour éviter de la désirer. L’acte pare au fantasme. L’inceste a une fonction, celui de pare-feu libidinal. En exauçant le désir, il vise à le tarir. Le désir sera satisfait sans fantasme et il ne reste rien à désirer.

Rim, 37 ans.

Rim est une jeune femme timide assez menue, de grands yeux noirs avec toujours une larme au coin de l’œil, les cheveux en bataille, et une dégaine un peu garçonne ; elle travaille dans un milieu assez masculin. Elle vient me voir pour état dépressif, insomnie, crises d’angoisse, elle a des vertiges et des nausées tous les jours sans aucune anomalie physiologique, et une drôle de sensation qu’elle décrit comme suit : « je sens une présence derrière moi et surtout la nuit, on dirait qu’il y’a quelqu’un qui va surgir de nulle part, par surprise et j’en ai très peur ». Cette présence, elle la ressent aussi à chaque fois qu’elle se retrouve seule ou dans un espace clos comme dans un ascenseur. Rim est originaire de Kairouan, l’ainée d’une fratrie de 3 garçons, elle vivait dans une grande maison avec, grands-parents, cousins et cousines. Son père travaillait de nuit et passait la journée à dormir ; Rim me précise qu’elle pouvait rester des jours sans le voir. Sa mère n’était pas si présente que cela. D’après Rim, sa mère aurait été mariée de force et c’est pour cette raison qu’elle n’aimait pas ses enfants : « Je n’ai jamais senti que ma mère m’aimait dit-elle, elle ne me la jamais dit et elle ne m’a jamais embrassée ». Par contre, elle arrivait à s’occuper de sa nièce. La mère de Rim avait un frère avec laquelle elle avait une relation fusionnelle qui vivait en France. Quand il a eu une fille, il l’a envoyé dans son village natal, pour que sa sœur bienaimée l’éduque à la « tunisienne ».« Ma mère avait une adoration pour ma cousine, et au village tout le monde pensait qu’elle était sa fille ». Rim relève l’ambiguïté de la relation incestuelle : « on dirait que ma mère est en couple avec son frère toujours au téléphone avec lui ». Rim trouve refuge chez sa tante et son mari. Un couple présenté comme rebelle, qui a quitté le village pour Tunis. Ne pouvant pas avoir d’enfants, ils seront le substitut parental. Elle allait chez eux un week-end sur deux et pendant les vacances scolaires. Puis, au lycée, elle est allée vivre chez eux. « Mon premier viol a eu lieu avant qu’il me touche » me dit-elle un jour. A 8 ans, il m’aidait à faire mes devoirs et il me montrait des images pornographiques. Après, cela a été des vidéos. Il n’avait pas l’air choqué de ce qu’il me montrait, pour moi, c’était étrange et bizarre. Il me disait que c’était de la science, la nature, l’anatomie… Et qu’il ne fallait pas être coincée comme les gens du village, mais comme lui, « Open mind ». Pour prendre une place auprès de lui, Rim s’est conformée a ce qu’il voulait. Une position de privilégiée qui lui plaisait bien. Pour une fois elle se sentait différente et avait une place singulière au près d’une personne. La transgression et l’inceste qu’a subi Rim a été crescendo. Cela a commencé avec des films puis avec des bisous sur la bouche, des mains baladeuses, puis et le passage à l’acte sexuel. Ce supplice a duré jusqu’à ses 20 ans. Un traumatisme qui s’est répété sous les yeux aveugles de sa tante et de toute la famille. Dans « Au-delà du principe du plaisir », Freud explique que lorsqu’on parle de traumatisme, la personne est confrontée à un excès d’excitation qui déborde ses capacités à lier la situation qui se présente à elle ; une excitation qui produit un état d’effraction psychique étendue, qui est à l’origine d’une douleur psychique. Rim vient au début me parler de quelques bribes de son histoire sans évoquer le mot inceste. Elle n’avait pas beaucoup de souvenirs : « Je veux vous raconter mais c’est comme si ça s’est effacé ». Mais, quand le mot « inceste » a été prononcé lors d’une séance, il y a eu un avant et un après. Un sens a été donné à ce trop de présence qu’elle ressentait, et à l’abîme dans lequel elle baignait, à ce vertige qui la handicapait. Pour Kierkegaard, quand on plonge dans l’abîme on a le vertige, voilà ce qu’est l’angoisse. (à suivre)