J’introduis par mon propos cette journée a l’AFPEC, sous le thème « De la rivalité fraternelle au meurtre fratricide ».
Ce travail a comme toile de fond, une préoccupation à l’AFPEC, d’engager une élaboration psychanalytique, dans le contexte actuel. Un contexte dévastateur et meurtrier, qui frappe l’humanité, celui du génocide à Gaza.
Cette réflexion avait démarré a l’AFPEC, en mars 2024, sous forme d’ateliers cliniques. Il y en a eu cinq, dont un qui s’est déroulé ce matin. Il s’est enrichi par l’apport de Gérard Haddad, psychanalyste, ici présent, et qui va nous présenter, cette après-midi, sa conférence sur « Le complexe de Caïn ».
Aymen Daboussi psychologue clinicien et écrivain, nous présentera ensuite sa conférence : « De quoi Gaza est-elle le nom ? »
L’intitulé de mon propos, fait référence au texte de Freud »Malaise dans la civilisation » (1), comme une nécessité, qui s’est présentée à moi, de revenir sur des notions fondamentales de la psychanalyse, pour tenter une approche de l’indicible et de l’innommable de ce qui se passe dans l’actualité génocidaire, que traverse l’humanité.
Une humanité, qui, malgré des siècles de civilisation, est capable de barbarie croissante, au fil du progrès technologique. Une humanité qui n’apprend pas de son Histoire, répétant des cycles infinis de guerres et de violence, jusqu’à « la rupture anthropologique » à laquelle on assiste actuellement. Nédra Ben Smail l’a écrit dans l’argument de cette journée.
Il ne s’agit pas dans ma démarche de réduire cette approche à une explication psychopathologique, ou encore moins d’en faire un diagnostic psychanalytique.
Il s’agit plutôt, de faire le constat que le mal dans lequel l’humanité est plongée, est en train de se propager bien au-delà des frontières de Gaza, et des Gazaouis, victimes du massacre. Il ébranle citoyens et institutions du monde entier et vient questionner leurs rapports entre eux, et à leur propre humanité.
La psychanalyse en tant que science de l’humain, et les institutions psychanalytiques, traversent cette actualité, et non sans être confrontées à un profond malaise. Je détaillerai ce point dans la deuxième partie de mon exposé.
Reprenons. Malaise dans la civilisation, ou malaise dans la culture (Freud, 1930) (1). Un texte d’une actualité troublante, une élaboration quasi prédictive qui met en évidence le potentiel violent de l’humain, et qu’on voit se dérouler sous nos yeux, sur nos écrans, aujourd’hui, un siècle plus tard.
Freud nous explique que l’humain n’est pas qu’un être d’amour, et que la civilisation, le progrès, n’est pas un rempart contre la violence mais peut porter dans sa structure même, le germe du mal. En 1930, Freud désillusionné et inquiet, publie cet ouvrage, quelques années avant sa mort.
Une œuvre essentielle dans laquelle il effectue la sommation de son expérience, écrit Lacan dans son séminaire « L’éthique » 1959-1960. (2)
Freud aborde sans détour, et sur le ton le plus grave, la question « de la misère humaine » dans un contexte historique fait de crise économique mondiale et la montée du parti d’Hitler en Allemagne (3).
Il s’interroge, dans cette période de l’entre-deux guerres et face à la montée des régimes totalitaires : Pourquoi malgré les progrès de la civilisation, les humains restent malheureux et destructeurs, alors que le but de la vie humaine serait le bonheur ?
Cette quête du bonheur, nous dit Freud est limitée par une réalité, source de souffrance ;
– Le corps propre est exposé à la maladie, la vieillesse, et la mort.
– La nature, par les catastrophes naturelles
– Les relations inter-humaines.
Et selon lui, cette dernière est la plus grande source de malheur.
La civilisation s’est donc présentée à l’humain comme une solution qui vise à le protéger de la souffrance et à organiser une vie commune. Elle repose sur la culture, le progrès technique, la loi, la morale.
Mais l’humain va se trouver dans un malaise face aux exigences de la civilisation, il va devoir réprimer une part considérable de sa vie pulsionelle. J’entends par là, la sexualité et l’agressivité. Et en les réprimant, il s’expose de nouveau à la souffrance, dont l’expression typique est la névrose.
La civilisation impose, en effet, de renoncer à la jouissance et à la violence.
Elle favorise une conscience morale, une sorte de surmoi collectif au service de la vie commune censée protéger l’humain. Ce même surmoi, qui peut être au niveau de l’individu, une source de culpabilité et donc de malaise, car il est à l’origine d’une pulsionalité refoulée ou inhibée.
Dans certaines circonstances favorables, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ces manifestations pulsionnelles et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce.
Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. (1)
Donc, plus la civilisation avance, plus elle crée du malaise, malaise de la culpabilité, malaise du renoncement pulsionnel.
Mais de quelles pulsions s’agit-il ?
Freud, dans ce texte (1) reprend et fait avancer ces théories sur les pulsions, élaborées en 1920, dans son autre texte fondamental « Au-delà du principe du plaisir » (2).
De la dualité pulsions sexuelles/pulsions d’auto-conservation, gouvernée par le principe de plaisir, il passe a une nouvelle dualité, pulsion de vie, Eros, et la pulsion de mort, Thanatos.
Lequel Thanatos, tente de ramener le vivant à l’état inanimé, de détruire et de désunir.
Freud ne conçoit pas ces pulsions de manière séparée mais toujours de manière intriquée.
Il transpose ce modèle au champ collectif et culturel : la civilisation comme œuvre d’Eros, reposant sur la capacité des humains d’aimer les uns les autres, de sublimer leurs pulsions sexuelles et agressives pour construire les liens sociaux et créer du savoir et de l’art.
L’agressivité, l’hostilité, voire la violence, comme l’œuvre de Thanatos qui ne disparait pas dans le travail de la civilisation. Car au sein même de la communauté, régit, par ce travail, l’autre, ce prochain qu’on doit aimer, mais qu’on ne peut pas aimer comme soi, continue à être au minimum une source de rivalité, de menace, d’hostilité.
« L’homme n’est point cet être, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possible, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier ». (1)
Ce que je trouve essentiel dans l’apport de Freud, c’est le travail de Thanatos que la civilisation n’empêche pas, et que dans certaines conditions, elle pourrait même favoriser.
Freud, d’ailleurs, nous met en garde : en se refusant satisfaction à un instinct sans le compenser de manière économique, il faut s’attendre à de graves conséquences. (1)
Il était d’ailleurs assez inquiet sur le sort de l’humanité dans sa conclusion, saisissante, là encore par son actualité :
« Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide, il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse ».
Je reviens, à ce niveau de mon exposé, à une forme particulière de malaise.
Celui du sujet témoin du génocide, mais aussi, le malaise du psychanalyste s’occupant du champ de l’humain et le malaise de la psychanalyse contemporaine du génocide et traversée par lui.
Il était frappant, en préparant ce travail, de constater la rareté d’écrits psychanalytiques au sujet de l’actualité génocidaire. De quoi s’interroger sur les raisons de ce silence.
La psychanalyse serait-elle gagnée par la censure ? Le déni et le clivage ? Doit-elle rester neutre et apolitique pour ne pas perdre son essence ? N’a-t-elle peut-être pas assez de recul ?
Je laisse pour le moment ces questions ouvertes.
Ecrire aujourd’hui pour un psychanalyste au sujet du génocide à Gaza peut poser à mon sens, une question de légitimité. Ne pas écrire pose une question éthique.
Ecrire pour réfléchir sur les effets sur les subjectivités de l’actualité génocidaire pendant que le bombardement à Gaza continue, pourrait relever en effet, du non-sens.
On pourrait se poser la question de la possibilité, voire de la légitimité d’une telle élaboration qui se veut liante, dans l’instant même où une horreur de l’humain contre l’humain est en train de se produire, en temps réel, empêchant toute possibilité de se placer dans un après coup.
Comment la psychanalyse pourrait-elle se pencher sur cette question brûlante et urgente sans perdre son essence, et quand elle est prise elle-même dans ce contexte ravageur ?
Georges Didi Huberman, philosophe et historien d’art, écrit une phrase dans un article dans le monde : « Ni persécutés, ni refugiés, ni prisonniers, nous sommes pourtant bien les otages psychiques de la situation intolérable à Gaza ».
La psychanalyse, n’est ni au-dessus, ni en dehors de ce champ, voire de ce camp d’otage.
Une position silencieuse de la psychanalyse face au génocide au nom de la prétendue neutralité, relève, à mon sens, d’une position défensive, qui renforce le déni.
La psychanalyse ne peut pas prétendre se pencher sur la vie intérieure de l’individu, en faisant abstraction de la réalité historique et politique. Ceci est très clair dans l’impact de la civilisation et le malaise qu’elle engendre sur les subjectivités.
Ceci ne veut en aucun cas en faire une généralisation théorique, mais oblige le psychanalyste de rester attentif à ce que l’Histoire actuelle met au travail dans le cadre d’une cure, de l’histoire infantile.
Nathalie Zaltzmann, dans son livre « L’esprit du mal », nous dit « quand il y une dissonance entre les changements effectués lors d’une cure psychanalytique et la permanence sur la scène externe du monde humain de malfaisance, ceci met en crise l’œuvre en progression qu’implique le travail de la culture » (4).
Et si le travail de la culture et guérison psychanalytique sont du même tenant, que devient le projet thérapeutique analytique confronté à la malfaisance, donnée invariante de la constitution psychique ? (4)
La psychanalyse, dans ce contexte, a une responsabilité historique, éthique et politique, dans le positionnement de ses institutions.
Le psychanalyste ne peut pas faire abstraction de la situation génocidaire dans son écoute, particulièrement, quand des mécanismes comme le déni, le clivage, imprègnent le champ de la cure, pouvant mettre à l’épreuve le travail analytique.
Parmi les rares écrits, sur le sujet, j’ai découverts Le collectifs de Pantin, « Psychanalyse sous occupation », dirigé par Sophie Mendelssohn psychanalyste française. (5)
Sophie Mendelssohn déconstruit la prétendue neutralité analytique en affirmant que l’écoute nécessite un engagement politique. La neutralité dans des contextes d’occupation, de crises humanitaire devient un acte de déni.(5)
Déni, silence assourdissant, absence de représentation, contrastant avec l’abondance des images.
Ce climat sombre dans lequel plonge l’humanité et le monde autour de Gaza, témoin impuissant, du massacre.
La psychanalyse, est mise à l’épreuve, elle-même, dans sa pratique, et son positionnement, face à l’irreprésentable et l’indicible du génocide.
Le travail de la déliaison, élaborée par André Green en 1981, dans la suite du travail sur le négatif, élargi au collectif, pourrait bien rendre compte des enjeux psychiques actuels, et leurs impacts sur les subjectivités et les institutions.
La déliaison, avec ses deux versants, la désubjectivation et la désobjectalisation, est comprise comme l’expression de la pulsion de mort qui déstructure, dissocie les liens. (6)
Green insiste sur les expériences de trou, de vide, du non représentable, marquées dans la clinique par des ruptures de l’activité du lien, mettant à l’épreuve le travail psychanalytique, car doit faire avec du non représentable, le non symbolisable. Ceci ouvre sur cette possibilité d’entendre l’effet indirect du génocide sur les subjectivités, les institutions, par ce prisme théorique.
Etre psychanalyste en temps de génocide, c’est aussi tenir compte du travail de déliaison, les représentations psychiques mobilisées dans la cure mais surtout de l’irreprésentable. Il s’agit-là d’un véritable travail car la déliaison n’est pas une simple absence mais une activité psychique destructrice. Un travail qui agit en silence à bas bruit rendant difficile sa mise en mots.
C’est le risque de ce que Green appelle « le meurtre de la pensée humaine », de l’humain, témoin direct du meurtre humain, en masse.
Je vais essayer de conclure sur une note moins sombre, en paraphrasant Freud. « Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux « puissances célestes », l’Eros éternel, tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel ».
L’éros ou la liaison qu’on peut observer dans toutes les actions citoyennes, émergentes, dont les Flottilles internationales qui sont en train de partir de Tunis et de plusieurs autres pays, devant l’échec du politique et du droit international, à mettre fin au massacre et imposer un cessez-le feu immédiat.
Les Flottilles tentent d’ouvrir un couloir à l’aide humanitaire et lever le blocus sur Gaza. Des citoyens de différentes provenances, s’exposant à de graves dangers, et à la mort, pour agir là où les instances ont failli.
Au-delà d’un acte symbolique qui convoque l’application de la loi universelle, de l’interdit du meurtre, du meurtre et destruction en masse, de restituer le droit humain à la vie, le droit du peuple palestinien à sa souveraineté territoriale, elle représente un mouvement liant par excellence, entre l’humain et son prochain, mais surtout entre l’humain et sa propre humanité, le sortant d’une position de sidération du témoin/otage.
Cinémadart Carthage, le 6 septembre 2025
Bibliographie :
- Malaise dans la civilisation, Freud, 1930
- Au-delà du principe de plaisir, Freud, 1929
- Dictionnaire de Psychanalyse, Elisabeth Roudinesco
- L’esprit du mal, Nathalie Zaltzmann
- Psychanalyse sous occupation, Sophie Mendelssohn, Collectif du Pantin
- La déliaison, André Green, 1981